22 Mars 2019
Peut-on associer une tapisserie médiévale unique au monde, la Jetée de Chris Marker et la danse pour parler de la fin des temps et d’une rédemption possible ? Tel est l’enjeu de ce spectacle qui mêle danse et récit, théâtre et références picturales.
L’Apocalypse de Jean fait partie des récits apocryphes, non reconnus par une partie de la communauté chrétienne. Jean, dont on ignore tout, se serait retiré, peut-être en raison d’un conflit avec les autorités romaines, dans une grotte à Patmos. Il y aurait eu une révélation qu’il consigne pour diffuser son message auprès de ses semblables. Jésus-Christ lui serait apparu – d’où le terme d’« apocalypse » qui signifie « révélation » – pour lui annoncer qu’au terme de multiples maux qui s’abattraient sur l’humanité, le bien triompherait du mal. On a pu y voir une littérature de crise liée aux persécutions que subissaient les chrétiens à cette époque où l’auteur met en garde les communautés chrétiennes contre les dangers qui les menacent : les persécutions, mais aussi les faux enseignements, la suffisance et l’acceptation du monde tel qu’il est. Quelle que soit sa fonction, il n’en demeure pas moins une référence qui ressurgit chaque fois que le monde semble sur le point de basculer dans la catastrophe et un motif d’inspiration récurrent pour les artistes.
La Tenture ou Tapisserie de l’Apocalypse, un témoignage incomparable sur la fin des Temps
Commandé par le duc Louis Ier d’Anjou à la fin du XIVe siècle, vers 1375, cet ensemble de tapisseries de 140 mètres de long dont seuls 100 mètres demeurent, et d’une hauteur de 4,5 m, est unique au monde par son ampleur comme par la finesse de sa réalisation. La « Tenture » est en effet « sans envers ». Les arrêts de fils sont cachés à l’intérieur du travail et elle peut se regarder d’un côté comme de l’autre. Son thème, l’Apocalypse, revient à maintes reprises dans un siècle traversé par une Guerre de Cent Ans qui n’en finit pas, hanté par la peste noire et les famines, et où les danses macabres forment un leitmotiv obsédant dans les représentations artistiques. La Tapisserie met en parallèle deux registres : l’Apocalypse de Jean où un personnage, installé sous un baldaquin en tête de chaque pièce – Jean lui-même ? – introduit le spectateur à la lecture allégorique du texte et des références, parfois satiriques, à la vie de l'époque, en particulier sur l’ennemi anglais.
La Jetée, entre passé, présent et avenir
Se mêle à ces considérations sur un monde qui court à la catastrophe mais pourrait être sauvé la référence à ce chef d’œuvre de Chris Marker qu’est la Jetée (1962). Construit à partir d’une série de photographies rythmiquement agencées – il existe seulement un plan filmé de cinq secondes du battement de paupières d’une actrice – il fait lui aussi référence au cataclysme qui s’est abattu sur les hommes. Une troisième guerre mondiale a détruit toute la surface de la Terre. Les survivants se terrent dans les sous-sols. L’un d’entre eux, prisonnier, est le cobaye d’expériences menées par des scientifiques pour créer un corridor dans le temps permettant d’acheminer vivres, médicaments et sources d’énergie venant du passé comme du futur. Il a été choisi en raison de ses dispositions particulières et d’un souvenir tenace dont la fin se dérobe : avant la guerre, une terrasse d’Orly déserte, et une femme qui se tient là. Du futur il rapportera la possibilité de sauver l’humanité restante, tout en signant son arrêt de mort, la partie qui manquait à son rêve.
Ce que tu vois.
C’est dans l’enchevêtrement de ces deux histoires que se situe le spectacle. Sur un plateau nu entouré de chaises, une voix off s’élève. Elle évoque ces histoires du passé. La Tapisserie de l’Apocalypse ? Elle avait une particularité : celle d’être tissée à partir d’une trame de couleur, bleue ou rouge. Des rideaux bleu et rouge, derrière les danseurs, feront référence à la trame de la partie de l’histoire reprise. Et comme la Tapisserie est composée de six séquences majeures, six portants descendront des cintres en rapprochant progressivement l’action du public, comme pour nous dire que cette histoire nous concerne. Le cobaye ? Il est projeté dans un temps qui ressemble furieusement au nôtre avec ses spéculateurs de tout poil qui se soucient comme d’une guigne du sort de ceux sur lesquels ils spéculent, de ces dirigeants dont la philosophie d’« après-moi-le-déluge » condamne à mort notre planète, avec ses victimes, manipulées, chosifiées, meurtries sur lesquelles s’exercent toutes les répressions.
Une histoire de notre temps
Une couverture de survie se transforme en armure, les trompettes de l’Apocalypse sont des cornes dont aucun son ne sort, des étoiles de pacotille tombent du ciel, les monstres ont des masques de papier griffés Carrefour ou Decathlon, le chiffre de la Bête (666) est un ballon doré que l’on crève… l’artifice est de mise mais il dit ce temps qui a rompu ses amarres avec le réel, où selfies et « communication » online ont remplacé le contact direct. Du côté des danseurs, les mouvements d’ensemble sont réglés a minima, sur un curseur du peu sans être minimaliste. Comme sur les scènes de la Tapisserie, ils prennent la pose, une pose éclairante que leur dicte le texte du haut des nuages. Comme dans l’Apocalypse aussi, l’espoir existe. Il réside, revendique le spectacle, en chacun de nous, dans notre volonté de faire changer les choses, et de répondre avec d’autres armes que la violence à la violence qui nous est faite. Les enfants qui surgissent sur scène à la fin du spectacle ne disent pas autre chose. Qu’un autre avenir, plus humain, est possible et que nous devons, eux comme nous, nous employer à le rendre réel.
Ce que tu vois, Conception et récit Gaëlle Bourges d’après l’Apocalypse de Jean (traduction Jacques-Bénigne Bossuet (éd. Rivages). Récit du film la Jetée de Chris Marker (1962) avec des extraits de À nos amis, comité invisible (éd. la Fabrique)
Danse de et avec : Gaëlle Bourge, Agnès Butet, Camille Gerbeau, Alice Roland, Pauline Tremblay, Marco Villari
Et la participation de groupes d’enfants : Chine Genevoix, Mathieur Gizard, Anna Swysen-Gauthier, Sam Revert, Margaux Decalor, Noémie Vignes (ma, jeu, sam), Zélie Delahoche, Samuel Bourges, Okba Chalfouh, Arthur Colson Van Brederode, Rose Ndiaye, Samaël Boutigny (mer, ven, dim)
Théâtre de la Ville – Théâtre des Abbesses
Du 20 au 24 mars à 20h (sauf le dimanche 24, à 16h)
31, rue des Abbesses – 75018 Paris
Tél. 01 42 74 22 77. Site : www.theatredelaville-paris.com
Du même auteur, du 3 au 7 avril, à l’Espace Pierre-Cardin (Studio) : le Bain, pour enfants et parents, autour de la représentation des corps dans l’histoire de l’art