11 Février 2019
La poésie intense du film éponyme de Cocteau présenté en 1950, où l’inoubliable Maria Casarès, escortée par deux motocyclistes, incarnait la Mort est resté dans toutes les mémoires. On a oublié que vingt-cinq ans plus tôt, Cocteau créait sur le même thème une pièce de théâtre. Dans un tout autre style…
Un décor entièrement blanc, sol compris, seulement animé de traits noirs qui cernent les formes des meubles. Ils dessinent un buste posé sur une colonne, encadrent un écran qui s’éclairera une fois le spectacle commencé, rappellent les tracés ondoyants qui caractérisent les dessins de Cocteau. Nous sommes dans la demeure d’Orphée. Juvénile, il fait du coloriage. L’écran s’illumine. Une tête de cheval stylisée apparaît. Orphée entame avec lui comme une ronde amoureuse. Il entre en communication – en communion devrait-on dire – avec lui, l’embrasse, s’extasie. Le cheval, à coups de sabots, livre des messages qu’Orphée décrypte. Messages dérisoires, quand les sabots énoncent un « Merci ». Il n’empêche qu’Orphée voit en lui le prophète qui l’inspire, celui à qui il doit la fulgurance de ses images. C’est à cause de lui qu’il a quitté les contrées rassurantes d’une poésie qui lui assurait la célébrité pour les rives plus arides d’un imaginaire qui suscite l’incompréhension. Nous sommes dans l’univers de la comédie, même si celle-ci a pour objet la figure du Poète.
Pauvre Eurydice !
Blanc sur blanc. Les personnages évoluent, tout de blanc vêtus dans cet univers déjà fictionnel. Orphée, tout occupé de son cheval, néglige Eurydice qui se lamente. Lorsqu’ils sont ensemble, c’est pour se quereller, comme le commun des mortels. Orphée qui a arraché Eurydice au pouvoir des Bacchantes et a provoqué la colère de leur reine, Aglaonis, reproche à Eurydice de rester proche d’Aglaonis. Eurydice lui renvoie son aigreur de femme délaissée. Une vitre brisée entraînera l’apparition d’un ange vitrier à la barbe pailletée, Heurtebise. Entre jouer les bons offices et profiter de l’occase, parce qu’il est amoureux d’Eurydice, son cœur balance mais n’est-il pas un ange ? donc il doit les aider… Le burlesque est au rendez-vous de cette triangulaire très boulevardière.
Mais voici qu’Aglaonis cherche à se venger. Une lettre, subrepticement glissée par la porte contient un poison qu’Eurydice absorbe. Elle meurt et la Mort, en grand apparat, escortée de ses deux aides, fait son apparition et l’entraîne…
Le mythe, d’entorses en entorses
La Mort, en partant, a oublié ses gants. Orphée, qui prend conscience de la perte d'Eurydice, est au désespoir. Mais pour reprendre Eurydice au royaume des morts, il n’utilisera pas ses talents de poète. Il rapportera, sur les conseils d’Heurtebise, ses gants à la Mort, qui en remerciement lui offrira de choisir un cadeau, en l’occurrence le retour d’Eurydice. La contrepartie est connue : Orphée, ne doit pas se retourner pour la regarder lors de la sortie des Enfers. Au lieu de cela, la pièce le contraint à ne plus la regarder du tout, ce qui, lorsqu’ils se mettent à table, offre matière à une scène d’un comique achevé. Finalement, par accident, peut-être volontaire, Orphée commet l’irréparable. Le cheval le lui avait annoncé : « Madame Eurydice retournera aux enfers ». Orphée, confronté à la colère des Bacchantes, meurt à son tour. L’histoire dérape avec un commissaire borné, hermétique aux belles histoires, qui soupçonne Heurtebise de meurtre… Elle s’achève par les retrouvailles d’Orphée et d’Eurydice et la mort du cheval maléfique qui avait entraîné Orphée hors des voies de la divinisation de la poésie. Car la poésie est l’œuvre de Dieu et non celle du Diable-cheval.
Entre pièce à clé et autobiographie
Orphée est une personnification de Cocteau, une des multiples figures du Poète incompris du commun des mortels qui hantent son œuvre. Dans les années 1925, à la suite de sa rencontre avec Charles Henrion, un disciple du Père De Foucauld, le prêtre ermite, qui se présente vêtu du burnous blanc orné du Sacré-Cœur rouge, Cocteau, qui sort d’un difficile sevrage de l’opium, se convertit. Celui qui fut l’ami et le compagnon des surréalistes brûle ses idoles. Il tourne le dos à l’écriture automatique et aux explorations de l’inconscient des surréalistes. Le cheval-Dada dont Cocteau donne une vision grotesque et dérisoire et les railleries dont il fait l’objet tout au long de la pièce disent la distance qu’a prise le poète. La mort du cheval symbolise son adieu aux valeurs de Dada et des surréalistes. Désormais, dans son adresse à Dieu, à la fin de la pièce, il dira : « La poésie c’est vous ».
De bric et de broc
La mise en scène souligne le caractère bizarre, hétéroclite, de la pièce. Les portes ne s’ouvrent pas mais se déplacent, le miroir est devenu rideau, le cheval apparaît sur un écran TV, la tête d’Orphée vient se fixer sur le buste peint du décor. Les comédiens se livrent aux délices de ce déroulé un peu sans queue ni tête qui, insolence extrême et modernisme années 20, tord le cou aux vieux mythes, avec un plaisir communicatif. Qu’ils restent, comme Heurtebise, suspendu en l’air, ce qui provoque la méfiance d’Eurydice qui a décidément la tête près du bonnet, ou se lancent dans une danse suggestive qui n’a rien des années folles, ils s’amusent et nous amusent. On voit passer, comme un paysage qu’on regarderait du train, les considérations sur la poésie ou l’entrée en foi de Cocteau avec la même distance et c’est très bien. La surprise de voir monter ce texte complètement oublié complète le tableau…
Orphée de Jean Cocteau
Mise en scène et scénographie : César Duminil
Avec : César Duminil (Orphée), Joséphine Thoby (Eurydice), Jérémie Chanas (Heurtebise), Ugo Pacitto (Raphaël / Greffier), Yacine Benyacoub (Azraël / Commissaire), William Lottiaux (La Mort)
Du 6 février au 24 mars 2019 à 18h30, le dimanche à 15h00
Au Lucernaire – 53, rue Notre-Dame-des-Champs – 75006 Paris
Tél. 01 45 44 57 34. Site : www.lucernaire.fr