16 Février 2019
Ce voyage immobile dans les carnets de notes de Marina Tsvetaeva offre une magnifique plongée dans le parcours hors du commun de cette poétesse russe qui paya sa liberté au prix fort.
Une femme est assise dans le noir. Elle le restera durant tout le spectacle. Pourtant tout un monde défilera par la seule puissance de sa voix, de ses inflexions, par les expressions de son visage. La lumière joue une partition délicate sur son visage, tantôt froide et déshumanisée, tantôt océan de feu qui traduit les états de son âme. Elle raconte, sans fard, ses errances, ses espoirs, sa famille, ses amitiés, ses amours, et la désespérance sans fin qui la conduira au suicide, rejetée par le pouvoir stalinien, mise à l’index, sans ressource, loin de Moscou, en Tatarie.
Une vie hors du commun
Les fées des arts avaient pourtant veillé sur le berceau de Marina Tsvetaeva. Son père, un historien de l’art, professeur à l’université au temps des tsars, fut le fondateur de ce qui deviendra le musée Pouchkine. Sa mère, pianiste, avait dû renoncer à sa carrière et projetait sur sa fille sa soif de musique inassouvie. Mais c’est vers la poésie que Tsvetaeva se tourne. La santé de sa mère les pousse hors de Moscou. En Russie centrale où sa mère décède de la tuberculose, puis en Italie, à Lausanne où on la met en pension pour ses études, et enfin à Paris où elle étudie à la Sorbonne. Marina parle le français, l’italien et l’allemand, en plus du russe. Elle a 19 ans quand elle rencontre Sergueï Efron, qu’elle épousera. Cela ne l’empêchera pas d’avoir des relations avec d’autres hommes, comme le poète Ossip Mandelstam, avec des femmes aussi. Elle est à Moscou quand éclate la révolution russe, sans ressource car son mari a rejoint l’armée blanche. Elle met ses filles Alia et Irina à l’orphelinat, dans l’espoir qu’elles seront nourries, avant de reprendre Alia. Elle correspond avec Boris Pasternak, se querelle avec lui en prenant le parti des Blancs avant de rejoindre son mari, en exil à Prague où Efron, étudiant, est incapable de faire vivre sa famille. Ils s’installent à Paris en 1925. Elle ne se sent pas à son aise dans les milieux russes émigrés, les poètes et les écrivains français l’ignorent, les surréalistes en particulier. Mais elle admire Rainer Maria Rilke avec lequel elle entretient une correspondance. Quatorze années d’exil vont s’achever quand Sergueï, qui a le mal du pays, noue des relations avec le NKVD, futur KGB. À leur retour en Russie en 1939, suspect de relations avec l’étranger, Sergueï est arrêté avec Alia, et fusillé en 1941. Alia est envoyée dans un camp. Évacuée en Tatarie à la suite de l’invasion allemande, Marina n’y trouve aucun soutien. Elle se pend le 31 août 1941. Elle n’avait pas cinquante ans.
Les carnets d’une vie de drame
De cette vie cabossée, Marina Tsvetaeva tient un registre au fil de jours, dans des carnets où elle évoque les difficultés de sa vie quotidienne, ses enthousiasmes, ses désillusions, son amour de la poésie. Elle évoque sans fard sa préférence pour l’une de ses deux filles, Alia, son sentiment de culpabilité d’avoir abandonné l’autre, Irina, à l’orphelinat où elle mourra, parle de ses amours et de sa fidélité, en même temps, à son amour de jeunesse devenu son époux. Elle évoque son opposition au collectivisme des kolkhozes, qui nient l’individu, les portes qui sont fermées, la vie de misère qui la conduit au bout du chemin, le « cœur qui tombe, t’es-tu fait mal ? ». Elle parle aussi, et surtout, de la littérature, cette passion, cette « danseuse de l’âme ». Écorchée vive, elle s’accroche, du bec et des ongles, à la poésie, au vent qu’elle souffle, aux espaces qu’elle ouvre. « Écrire, c’est entrer sans frapper. », « Cesser d’écrire, c’est cesser d’aimer. ».
Un texte magnifiquement porté
Cette parole incandescente, iridescente, Clara Ponsot la porte, à l’intérieur. Comme la lente avancée volontaire sur un chemin de croix, comme une descente aux enfers illuminée d’étoiles. Sans pathos mais avec une passion intérieure qui transparaît dans la mobilité de son visage, dans les quelques mouvements des mains qu’elle esquisse, vissée sur sa chaise, prisonnière de ce texte qu’elle déverse avec tout son poids de mots, laissant entendre chaque syllabe, faisant jaillir les images tels des météores. Un infime et soudain changement de ton, un rire, une plainte, un visage levé pour dire l’espoir. Jamais elle ne renonce, et Clara Ponsot nous offre le portrait de cette femme qui a fait de la passion sa définition, son mode d’être au monde. Une passion galopante dans un corps immobile que le texte incendie. Derrière elle, comme une toile abstraite mais en mouvement, le flux et le reflux de la mer, les hauts troncs noirs des arbres dressés sur le blanc de la neige sont espace de pensée et lieu de rêverie. Ils épousent les états d’âme de la poétesse qui ne cesse de dire.
On peut mourir d’amour. Marina Tsvetaeva, elle, est morte de l’amour de la poésie.
Et ma cendre sera plus chaude que leur vie d’après les carnets de notes de Marina Tsvetaeva.
Adapté du recueil Vivre dans le feu présenté par Tzvetan Todorov,
Traduit par Nadine Dubourvieux (éd. Robert Laffont)
Mise en scène : Marie Montegani
Avec : Clara Ponsot
Images de Jamais la mer ne se retire d’Ange Leccia
Lucernaire – 55 rue Notre-Dame-des-Champs – 75006 Paris
Du 13 février au 6 avril 2019, du mardi au samedi à 21h00
Tél. 01 45 44 57 34. Site : www.lucernaire.fr