14 Janvier 2019
Bienvenue chez les Tombe ! Cette évocation d’une famille « ordinaire » laisse apparaître, dans une belle langue et une mise en scène intéressante, les gouffres que recouvre le masque de la respectabilité sociale et la violence qui s’exerce contre ceux qui s’écartent de la norme.
Anna aux yeux vairons, marron et gris perlé, pose sur le monde un œil aiguisé, sans concession. Elle voit au-delà des apparences, elle voit « tout » et de ce fait est inacceptable. Car qui peut supporter le regard critique de cette fille provoc’ et surdouée qui s’ennuie à passer un BEP d’hôtellerie et de restauration dans un lycée professionnel, si différente de ses semblables, qui fait tache ? Elle porte un piercing au nombril, regarde les autres dans les yeux, défie les petits durs habitués à la servilité qu’ils imposent. Ses parents sont ailleurs, enfermés dans leurs propres problèmes, perdus devant cette ado qu’ils ne comprennent pas, qui leur renvoie « tout le guingois du monde ». Elle est « sorcière » comme l’indique le tag tracé sur les murs de sa maison et, lorsqu’on fréquente un établissement nommé Arthur Miller, l’auteur des Sorcières de Salem, ne mérite-t-on pas d’être brûlée, désignée à la vindicte publique ? Son seul ami a la peau colorée. Rachid, homosexuel, porte sur lui toutes les épithètes attachées à son état : con, fiotte, folle, pédé… Un exclu, comme elle, parce qu’il ne pense pas comme les autres, qu’il ne se comporte pas comme les autres, qu’il ne joue pas les machos et subit lui aussi humiliations et moqueries.
Une société réduite en capilotade
Quand la pièce commence, rien ne va plus chez les Tombe mais aussi ailleurs. Les Tombe tombent et la chute est vertigineuse. Monique Tombe traîne une déprime sur un canapé informe, un sac fin des années soixante empli de billes de polystyrène. Enfant abandonnée, elle s’invente des origines flambantes, une famille de stars et un prénom fun. Jean Tombe, dont l’héritage n’est pas moins difficile, se rassure comme il peut, jusqu’à ce que son ancienne collègue devenue DRH le vire sans autre forme de procès comme has been. Alors le vernis se fissure, l’armure craque. Quant à Barbara, la nouvelle promue qui veut faire baisser la tête à ceux qui l’entourent, elle ne parvient pas à gérer Clémentin, son ado de fils devenu incendiaire et meneur de bande. Pour la briser, ils contraindront Anna à demeurer nue dans la cour du lycée devant 800 élèves. Rachid, lui, observe du haut de sa tour ces bourgeois qui se rassurent comme ils peuvent dans des pavillons dont ils n’ont pas fini de payer les traites, ce « lotissement neurasthénique ».
Une absente omniprésente
Le texte ne cesse de jouer sur les mots et avec les mots dans une alternance de dialogues acerbes, de monologues intérieurs dits sur scène ou en voix off, et de textes incantatoires et poétiques extraits du journal d’Anna. Dans ce monde qui se craquèle, se délite et s’effondre, la figure d’Anna hante les lieux. Mais Anna est absente. Enfermée dans son mutisme, elle erre à la manière d’un fantôme obsédant dont chacun parle mais que nul ne voit. Si dans Tartuffe, le personnage apparaissait à l’acte III, mettant fin au suspense, Anna n’est tout au long du spectacle qu’une ombre. Une ombre qui crie, et dont le long hurlement silencieux, « un truc dément qui lui sort des tripes », résonne dans toutes les têtes. Une ombre dont le regard transperce et met à nu, dont les yeux emmagasinent toute l’horreur du monde. Une conscience.
Le lieu clos dans lequel se débattent les personnages, cette boîte cubique blanche et aseptisée dépourvue d’âme et de désordre est le reflet de la névrose de la société, un monde net et glacé, déjà mort. Les informations qui apparaissent sur l’écran vidéo en fond de scène, donnent des indications de temps et de lieux presque interchangeables. Tout juste si parviennent de l’extérieur le rougeoiement d’un incendie, la noirceur qui a envahi la chambre d’Anna dont les meubles sont partis en fumée. L’évasion dès lors, n’est-ce pas se tenir à l’écart et cheminer pieds nus en lisière de ce monde qui chancelle ?
Les Yeux d’Anna de Luc Tartar (éd. Lansman).
Mise en scène : Cécile Tournesol
Scénographie : Bruno Collet
Avec : Tigran Mekhitarian ou Théo Askolovitch (Rachid), Louka Meliava (Clémentin, Walter), Cécile Métrich (Monique Tombe), Jullien Muller (Jean Tombe), Cécile Tournesol (Barbara).
Théâtre 13 / Seine, 30 rue du Chevaleret – 75013 Paris
Du 8 au 20 janvier 2019.
Tél : 01 45 88 62 22. Site : www.theatre13.com
En tournée
14-16 février2019 : Théâtre Eurydice, Plaisir
18 avril : Centre culturel – Bures-sur-Yvette