19 Décembre 2018
Le voyage musico-théâtral qu’Abdelwaheb Sefsaf nous propose entre la Kabylie et la France est une très belle leçon de vie, tendre et pleine d’émotion, en même temps qu’un brasier dynamique et joyeux auquel il fait bon se réchauffer.
L’histoire qu’il nous raconte pourrait ressembler à des milliers d’autres. Une famille maghrébine a émigré en France. Dans les années 1970, quand Valéry Giscard d’Estaing « encourage » les immigrés au retour dans leurs terres d’origine, certains s’y essaient, d’autres restent. Quel que soit leur choix, il ne peut être que bancal. Ils ont le cul entre deux chaises, une culture entre deux mondes, un quotidien en décalage. Cette histoire-là est de tous les temps et de toutes les origines, mais elle va nous être racontée non comme une abstraction mais comme un conte de chair et de musique.
Nostalgie, quand tu nous tiens…
Les lumières s’allument sur un spectacle de mort et de désolation. Des tombes occupent l’espace comme un champ de mémoires perdues, de vies ensevelies. Au fond de la scène, un crâne, immense, fait penser à ces cérémonies mexicaines où vie et mort jouent une partie liée. Telles ces inscriptions qui tournent l’interdit des représentations du vivant en dessinant humains et animaux, les circonvolutions du cerveau déterminent la forme et livrent un texte du poète arabe de l’exil, Mahmoud Darwich. Poésie et nostalgie affleurent dans les propos d’Abdelwaheb Sefsaf. Arbres déracinés, chairs blessées, fruits amers sont autant d’images qui peuplent le paysage. Mais au milieu, il y a un homme qui ne veut pas mourir, qui ne peut pas mourir, « un caillou dans la chaussure de ce monde ». Les tombes retournées deviennent un décor de fleurs, la vie est de retour.
Une vie d’espérance et de peu
Cette vie, elle explose dans la musique, dans la manière dont Abdelwaheb Sefsaf évoque son enfance, quelque part en banlieue, sa mère, qui parle arabe et ne lit pas le français mais régente sa maison d’une main de fer, son père à l’accent inimitable qui rêve d’un retour au pays et s’y fait construire une maison. Une vie de superstitions sans fondement où l’on craint le mauvais œil, une éducation de petit mâle que les parents se doivent de marier avec l'élue de leur choix, une existence de privations, d’objets de bric et de broc, abîmés, ébréchés, « un camping, mais en dur et sans la plage », de thésaurisation centime après centime dans l’optique du retour, en attendant l’opulence qu’on étalera au pays. Une tendresse infinie émane de cette évocation à petits pas où paroles et chansons se conjuguent.
L’épopée d’un retour au pays
L’un des jeunes de la famille est reparti en Algérie et un mariage se prépare. Même si les parents déplorent de ne l’avoir pas organisé, toute la famille, comme il se doit, est de la noce. Les valises s’accumulent. Tout ce qui a été économisé sou à sou est déversé dans ces bagages qui s’entassent en couches successives sur le toit des voitures pleines à craquer qu’on a bricolées pour augmenter le nombre de passagers. Le voyage ressemble à une épopée pleine de rebondissements où tragique et comédie se partagent le rôle. Quand, dans le sud de l’Espagne la voiture tombe en panne, c’est la version camping sauvage, les tentes en moins, la précarité et la faim en plus. On a discuté de la dot, du prix des filles par rapport aux garçons. Tout cela sera vain. Le joli couple divorce, le retour au pays est un mirage pour celui qui a goûté d’autres saveurs, respiré un autre air… Pour celui qui revient, la rengaine est « Lost in the casbah ».
Paroles, musique et mixité
La formidable leçon du spectacle, elle est dans la manière dont Abdelwaheb Sefsaf s’appuie sur son héritage franco-kabyle pour rebondir sans cesse, pour se constituer une nouvelle identité culturelle, mixte, qui puise sa poésie dans les deux langues, dans les images qu’elles véhiculent, dans les accents propres à chacune, qui interfèrent et se mélangent pour constituer un nouvel objet, savoureux, inclassable. Elle est dans la musique – les musiciens sont extraordinaires – qui emprunte aussi bien à la musique populaire arabe qu’à la musique électronique, au jazz, au rock ou au folk, qui use du remix comme du morceau de guitare en live, qui jongle avec les instruments « classiques » comme avec l’étrangeté d’un appareil émettant des ondes sonores quand on l’approche et que Nestor Kéa fait vibrer et chanter sans le toucher, simplement en déplaçant ses mains. Elle est enfin dans la fantastique pulsion de vie qui parcourt le spectacle de part en part, dans sa volonté de porter un message d’espoir, en Syrie ou ailleurs, une « transe du cœur » porteuse de vie, de rêve, de mouvement pour que tous redressent la tête et continuent d’avancer, dans la paix comme dans la guerre, dans la tempête comme sous le soleil. Le public ne s’y trompe pas. « You-yous » et applaudissements enthousiastes se conjuguent à la fin du spectacle. La mixité culturelle est de ce monde…
Si loin si proche, d’Abdelwaheb Sefsaf (publié aux éditions Lansman)
Mise en scène : Abdelwaheb Sefsaf et Marion Guerrero
Avec : Abdelwaheb Sefsaf (comédien, chanteur), Georges Baux (claviers, guitare, chœur) et Nestor Kéa (live-machine, guitare, theremin, chœur)
Musique : Aligator (Baux/Sefsaf/Kéa)
Du 18 au 23 décembre 2018
Maison des métallos – 94, rue Jean-Pierre Timbaud – 75011 Paris
Tél. 04 47 00 25 20. Site : www.maisondesmetallos.paris
En tournée
- 2 février 2019 : Théâtre du Tarare (69)
- 7 et 8 février : Comédie de Saint-Étienne, salle Albert Camus du Chambon-Feugerolles (42)
- 8 au 10 mars : Théâtre de Privas (07)
- 5 avril : Théâtre Sarah Bernhardt, Goussainville (95)