13 Décembre 2018
Quatre pianistes étaient réunis salle Cortot le mardi 11 décembre 2018. Une belle image de l’exigence de qualité que développe le concours qui recrute ses talents depuis la sortie de l’enfance.
Ils avaient treize ans pour le plus jeune, la trentaine pour les seconds, environ dix ans de plus pour le dernier. Tous sont passés par le concours Horowitz. La soirée d’hommage qui les rassemblait avait donc la tonalité d’une passation de relais, d’un témoin transmis de génération en génération pour l’amour de la musique.
Liszt dans tous ses états
Hasard des choix ou volonté inconsciente ? Tous les interprètes étaient d’origine ukrainienne, et tous avaient inséré Liszt dans leur programme. Ce n’est pas si courant. Quand Liszt est présent dans les concerts, c’est souvent à son talent d’arrangeur pour le piano qu’il le doit. Il fut un immense interprète, une « star » à son époque, se déplaçant dans les grandes salles d’Europe. Pourtant la musique qu’il écrivit est finalement assez peu jouée et, lorsqu’elle l’est, on reste sur un sentiment d’incompréhension des interprètes face à cette musique, virtuose assurément, difficile à jouer, mais surtout toute en contrastes et en ruptures, passant de l’élégie romantique à la violence, rompant le cadre trop étroit des formes musicales établies en son temps. Musique déroutante, inclassable, qui ne se laisse pas saisir ni apprivoiser. Musique littéraire et philosophique au premier chef car Liszt ne cesse d’y faire des références. Ne lui doit-on pas le poème symphonique, par exemple lorsqu’il compose, à partir du texte de Victor Hugo, Ce qu’on entend sur la montagne ? Précurseur, comme le fut Aloysius Bertrand en proposant, avec Gaspard de la nuit, les premiers poèmes en prose, il navigue entre les mondes, chemine entre les époques. Émigré, il l’est à plus d’un titre. Il a quitté la Hongrie, cette terre natale dont les accents nostalgiques peuplent ses Rhapsodies. Mais il est aussi le Voyageur au-dessus d’une mer de nuages qui contemple le monde d’avant comme celui d’après, celui qui lie le passé et l’avenir, qui connecte, ouvre des portes, trace de nouvelles voies. C’est dire si son arrivée en force dans un concert valait déjà à elle seule. Mais, revers de la médaille, elle pouvait conduire, comme souvent, dans une impasse. Cela n’a pas été le cas.
Quand la virtuosité se met au service de la musique.
Les interprètes réunis ce soir-là nous ont donné autre chose que les morceaux choisis pour leur difficulté qui sont le quotidien des concours. Il faut généralement montrer que l’on sait, qu’on maîtrise la technique, qu’on peut développer son jeu sur toute l’étendue du clavier avec la vélocité requise et je ne compte pas les assassinats de Scarlatti, traîtreusement poignardé dans le dos par les virtuoses de tout poil qui confondent gymnastique et musique. Ce soir-là au contraire, nous avons eu l’impression d’entendre la musique, d’en percevoir les nuances, d’en mesurer la portée. Antonii Baryshevskyi nous a offert un Beethoven très riche et parfaitement modulé, moins connu et donc source de surprise dans les citations incessantes qu’il risque, au détour d’un motif, vers la polyphonie ou le contrepoint avant de se lancer dans la ronde infernale de Messiaen recréant le monde qui nous a laissés le souffle court. Lorsqu’on se trouve confronté à pareil spectacle, on est saisi, on a l’impression de redécouvrir la musique et cela fait du bien. Dmitro Choni nous a entraîné avec toute la finesse possible, dans la descente aux Enfers de Dante. Avec un doigté aussi précis que modulé, il a fait naître l’intense émotion que suscite le texte du poète, nous a tournés vers nous-mêmes, créant une osmose entre le monologue intérieur et les métaphores poétiques qui s’exprimaient à travers la musique. Quant à Alexei Grynyuk, l’aîné qui fermait la marche, lauréat du concours 1999, il nous a montré, en passant de Scarlatti à la 9e Rhapsodie hongroise de Liszt que sa virtuosité, maintes fois saluée, passait par une vie dans la musique.
Ce que ces jeunes gens nous ont offert, au-delà d’un beau programme, c’est un peu de leur âme, qui est passée dans ce qu’ils ont joué. Il y a chez les Slaves un je-ne-sais-quoi qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, un sentiment à nul autre pareil qui vous saisit, vous émeut, vous transporte. Lorsque cet instant magique surgit, le temps apparaît suspendu et nous goûtons un peu de ce que pourrait être l’éternité. C’est cela qui nous a été donné ce soir-là.
Je ne voudrais pas finir sans parler du benjamin de la troupe, au visage d’enfant concentré et grave : Bogdan Terletskyi. Quel étonnement fut le nôtre de voir sa manière d’intérioriser la musique, de lui donner une couleur propre, d’en sentir toutes les inflexions. Nous étions loin du singe savant supérieurement doué qu’on exhibe pour faire un numéro sans faute, mais sans âme. Sa maturité musicale était stupéfiante, son toucher modulé, sa perception exacte. Gageons que s’il continue sur la même voie sans se laisser dévier de sa route, il deviendra un grand interprète.
Pour finir, rendons hommage, une fois de plus, au travail de l’association Animato qui œuvre à faire connaître de jeunes talents venus du monde entier et à son lumineux meneur de revue, Marian Rybicki, dont la tendresse pour ces jeunes interprètes irradie. C’est une bien belle tâche, porteuse d’avenir, qu’ils se sont fixée, et cet avenir, nous en avons bien besoin pour que la poésie et l’art survivent en ce monde…
Concert du mardi 11 décembre 2018
Antonii Baryshevskyi (Ukraine) : Beethoven, Sonate opus 109 ; Messiaen, Regard « Et par Lui tout a été fait ».
Bogdan Terletskyi (Ukraine) : Liszt, Consolation n°1 et Rhapsodie hongroise n°2 en do mineur.
Dmitro Choni (Ukraine) : Liszt, Les Cloches de Genève et Après une lecture de Dante.
Alexei Grynyuk (Ukraine) : Scarlatti, deux sonates ; Schubert-Liszt, Litanie ; Liszt, Rhapsodie hongroise n° 9.
Prochain concert le mardi 29 janvier 2019 à 20h30
Concert-souvenir du Concours international de Piano de Leeds
Avec : Aljosa Jurinic (Croatie), Schumann et Chopin ; Xinyuan Wang (Chine), Bach, Schumann, Bartók
Salle Cortot – 78 rue Cardinet – 75017 Paris. http://www.sallecortot.com/
Organisé par l’association Animato – 65 quai Branly – 75007 Paris.
Tél. : 06 03 49 12 28. www.animato.org