24 Novembre 2018
Si le Christ s’est arrêté à Eboli, près de Naples, la Vierge, elle, remonte en Italie centrale avec cette fable distanciée et pleine d’humour qui met en scène une jeune géographe confrontée à ses propres errances et à celles de la société.
Le film commence dans le plus pur style de la comédie italienne revisitée. Point ici de Marcelo Mastroianni en séducteur impénitent mais un couple moderne qui se querelle. Je te trompe, tu me trompes, d’accord, mais pas de la même façon, alors y a-t-il une manière plus acceptable qu’une autre ? En gros plan, face à face, ils se balancent leurs vérités. Lui voudrait bien rester – et il ne cessera de revenir, voire de camper devant la porte tout au long du film – mais elle ne veut pas. Elle, c’est Lucia, une jeune géographe qui se débat pour survivre, la mère d’une ado dont le portrait semble tout droit sortir d’une peinture de la Renaissance. Lucia n’a pas le profil lisse d’une technicienne qui fait son boulot. La nécessité de survivre la fait courir sans cesse, recourir à des expédients pour trouver du travail, accepter les compromis pas toujours réglos parce qu’en plus elle est femme dans un monde d’hommes et que c’est plus difficile pour elle.
Une Vierge miraculeuse aux multiples facettes
Un jour, Lucia effectue la compromission de trop : omettre dans un rapport des problèmes potentiels sur un terrain pour permettre l’installation d’un centre commercial dont chacun des commanditaires tirera une part juteuse. C’est pour cela qu’on l’a choisie, elle, parce qu’elle est moins « regardante », plus accro à survivre. Il n’empêche que cette fois-ci c’est moins facile pour elle. Sa conscience la taraude. Aussi la Vierge vient-elle à point nommé appuyer là où ça fait mal en lui enjoignant de ne pas se prêter à la mascarade. La Madone en plein XXIe siècle ? et qui parle aussi bien l’hébreu que l’anglais et l’italien ? La plaisanterie est bonne ! Il n’empêche que Lucia la voit, l’entend et qu’elle est seule à percevoir cette présence. La Vierge ne se contente pas de lui parler, elle l’agresse, lui tire les cheveux, et la caméra se fait un plaisir malin à alterner dans une même séquence la vision qu’en a Lucia et celle qu’en ont les personnes présentes : une femme seule se contorsionnant avec une expression de douleur sans qu’on sache pourquoi.
Pour fuir sa vision, Lucia emménage chez une amie. Rationnelle, elle consulte. Mais rien n’y fait. Le bruit se répand, entraînant avec lui la cohorte d’illuminés en tout genre prêts à croire à l’apparition de la Madone. Zanasi ne tranche pas sur le sentiment de religiosité. Tout juste fait-il remarquer que cette apparition incarne une conscience, une croyance qui sert de moteur pour se tenir droit, pour choisir la bonne voie, celle qui nous met en accord avec nous-même. Cette acceptation-là, Lucia l’effectue au travers d’un parcours qu’on pourrait qualifier d’initiatique et qui finira en apothéose grotesque et réjouissante.
Jouer avec les genres et les références
Les clins d’œil référentiels sont nombreux. Outre le détournement de la comédie italienne qui débute le film, on retrouve quelque chose du désabusement amusé que Nanni Moretti porte sur la société italienne. Les personnages ne sont ni mieux ni pires. Pas de grands méchants qui font peur mais des pourris qui s’excusent en permanence ou presque de l’être, qui arguent leur souci du bien commun, qui ont un comportement humain. Pas de héros au grand cœur l’épée dressée pour pourfendre le mal mais des individus sympathiques et un peu veules qui vivent leurs contradictions comme ils peuvent. Des personnages infiniment vivants et drôles, que les comédiens font miroiter avec justesse, une petite étincelle dans le regard. Le tableau ne serait pas complet si l’on n’y retrouvait un peu de l’insolence de la Nouvelle Vague. Cette déconstruction des mythes, ce regard qui n’hésite pas à convier au même festin la Vierge et les humains, une Vierge vindicative et non la Madone éthérée de nos livres d’image ont quelque chose d’iconoclaste qu’on savoure au passage.
Toute la beauté du monde
La caméra s’attarde sur le doux vallonnement de cette région du Latium qui fut au Moyen Âge un grenier à blé pour l’Italie. Elle épouse ses courbes paresseuses dans lesquels l’homme disparaît, devient tête d’épingle dans l’immensité de la nature. Car c’est aussi cela qui ressort du film, un sentiment d’éternité que procurent les paysages que l’homme massacre sans même y prêter attention. De manière insistante, Zanani replace l’homme dans le paysage, le rétrécit en éloignant la caméra pour montrer la place qu’il occupe dans la réalité du monde. Parfois accrochée à des plans très rapprochés des personnages, la caméra prend de la hauteur, les filme à la verticale, les écrase comme des punaises fichées sur un tableau qui les englobe et les réduit. Peut-être est-ce là l’objet de la quête : un monde où le vent fait gonfler les draps qui sèchent et emporte les relents de la civilisation, où l’ombre d’un arbre se dresse, solitaire, dans ces courbes ondulantes à perte de vue…
Troppa Grazia. Film de Gianni Zanasi – 2018.
Scénaristes : Gianni Zanasi, Giacomo Ciarrapico, Federica Pontremoli, Michele Pellegrini
Photographie : Vladan Radovic
Avec : Alba Rohrwacher (Lucia), Elio Germano (Arturo), Hadas Yaron (la Madone), Giuseppe Battiston (Paolo), Carlotta Natoli (Claudia), Thomas Trabacchi (Serra).
Troppa Grazia a remporté le label Europa cinéma du meilleur film européen lors de la 50e Quinzaine des réalisateurs
Sortie en salles : 26 décembre 2018