13 Novembre 2018
Lorsqu’une marionnette décide de s’émanciper pour vivre sa vie comme un humain, les difficultés commencent. La Compagnie Hijinx et les marionnettistes de Blind Summit donnent à cette métaphore sur la différence une dimension sensible et pleine d’humour.
Fred est une petite poupée de chiffon longiligne toute en bras et en jambes qui a besoin pour se mouvoir de trois manipulateurs. Le premier lui donne sa voix et prend en charge les mouvements de sa tête et de l’un de ses bras. Le deuxième anime le deuxième bras et fait bouger le corps. Le troisième, lui, prend en charge les jambes. Un grand tableau noir recouvert d’inscriptions présente en fond de scène, les épreuves que la marionnette doit surmonter pour prendre figure humaine, être considérée comme une personne à part entière : l’amour, le travail, l’argent, les difficultés à surmonter… bref, les choses de la vie.
La marionnette au cœur
Le spectacle est né de la rencontre de deux compagnies : l’une de théâtre, l’autre de marionnettes. Les marionnettistes de Blind Summit ont fait de la tradition japonaise du bunraku leur spécialité. Au contraire du kabuki qui recourt à un jeu d’acteurs lourdement grimés spectaculaire, le bunraku met en scène de grandes poupées (d’un mètre vingt à un mètre cinquante environ) manipulées à vue par trois comédiens habillés de noir. Il faut beaucoup ed souplesse pour se tenir à trois dans l’espace restreint qui permet la manipulation, une grande dextérité, une précision millimétrée et un acord parfait pour mimer un corps luttant contre le vent ou une marche qui s’accélère, tout en accompagnant le mouvement d’un texte plein d’humour qui met à distance la situation, comme c’est le cas dans le spectacle. Chacun apporte sa pierre à l’action et la marionnette devient l’espace vierge dans lequel s’imprime ce que chacun y ajoute.
Une profonde humanité
Elle est touchante, cette marionnette sans visage qui n’a pour traduire ses émotions et ses pensées que ceux qui la portent. Et ils le font magnifiquement, dépliant sa grande carcasse de boudins de chiffons quand elle s’étire, lui faisant baisser la tête quand elle chemine seule sous les nuages qui s’amoncellent, la déplaçant sur un banc en une timide danse de séduction quand elle décide de faire sa cour à une belle pas si belle que ça. Parce que le problème de Fred, c’est qu’il voudrait être comme tout le monde : travailler pour gagner sa vie, faire des rencontres, aimer. Mais rien ne fonctionne. Comment une femme pourrait-elle aimer ses petits renflements de tissu ? Pire – on pense à Moi, Daniel Blake – il est confronté à une situation ubuesque. Alors qu’il cherche un travail correspondant à ses aspirations, il est mis en demeure de choisir un emploi dont il ne veut pas pour continuer à subvenir aux besoins de ses trois prolongements. Mais comment faire un spectacle de marionnettes pour enfants quand on les déteste, justement, ces enfants ? Alors commence la dégringolade. Puisqu’il ne sait pas s’adapter aux emplois qu’on lui propose, son allocation chômage sera réduite. L’un de ses appendices devra le quitter. Mais que fait une marionnette quand elle n’a plus de jambes ? Quelles sont ses chances de trouver un emploi ? De glissement en glissement, la comédie tourne vinaigre. Pour celle qui était créature, invention de son créateur et dépendante des autres pour exister, où est la solution ?
Humour : gallois, s’il vous plaît
Si le thème peut sembler bien sombre, ne sortez cependant pas vos mouchoirs. On rit beaucoup des tribulations malheureuses de Fred, de ses maladresses quand il essaie, timidement, de se rapprocher, centimètre par centimètre, de sa belle assise près de lui sur un banc ; on s’amuse de le voir tenter de poser une main timide sur celle qu’il courtise, de le voir étouffer sous le poids de celle qu’il voudrait séduire quand par mégarde, elle s’est assise sur lui. Humour, oui mais gallois, pas anglais. Car la compagnie est implantée à Cardiff, au pays de Galles. Elle milite pour que la culture soit un catalyseur pour intégrer les personnes handicapées et anime des écoles où clown, improvisation, danse et commedia dell’arte se conjuguent avec les préoccupations sociales et sociétales. Il faut dire aussi qu’elle est bavarde, cette marionnette en traduction surtitrée, elle en a des choses à raconter ! Elle dialogue avec les humains, elle engage avec son metteur en scène, figure rigolarde de vieil ado, la casquette vissée sur les oreilles, comme avec son auteur un débat sans fin sur la liberté et la responsabilité.
Un plaidoyer pour la différence
Ce qui traverse tout le spectacle, c’est une affirmation du droit à la différence, qui se manifeste par la présence sur scène d’un véritable raccourci du monde : handicapés mentaux, gros et maigres, muets et bavards, facétieuses présences qui passent et repassent, observent, interviennent parfois à contretemps. La marionnette exprime, par sa présence et ses revendications, sa volonté de s’intégrer dans le tissu social qui, naturellement, la rejette. Car ne pas se fondre dans la masse, aujourd’hui, est inacceptable. Ne pas entrer dans les cases, vouloir faire reconnaître sa différence et son droit d’exister, un combat de tous les jours. Telle est la leçon de ce joli spectacle, tendre et ironique, qui nous renvoie à nos propres inhibitions, à notre propre difficulté d’accepter l’autre dans sa différence et de lui permettre de s’épanouir sans idée préconçue ni tabou.
Meet Fred par les compagnies Hijinx Theatre et Blind Summit
Mise en scène : Ben Pettitt-Wade
Scénographie : Gareth John
Manipulation de Fred : Dan McGowan (avec voix), Morgan Thiomas, Sam Harding
Avec : Jess Mabel jones, Lindsay Foster, Richard Newnham
Dans le cadre du festival Imago - Théâtre et handicap
Les 12 et 13 novembre 2018, à 20h
Le Mouffetard, théâtre des arts de la marionnette – 73, rue Mouffetard – 75005 Paris
Tél. 01 84 79 44 44. Site : http://lemouffetard.com