19 Octobre 2018
Le travail original accompli par la Compagnie Les Singuliers interroge la question de la différence et des barrières édifiées par la société à l’égard de l’Autre, l’étranger, dans une fresque où le langage des corps construit un texte aussi fondamental que le texte lui-même.
Lorsque le spectacle commence, nous nous trouvons plongés dans l’atmosphère impersonnelle d’un aéroport. Un haut-parleur diffuse des messages peu audibles, des gens vont et viennent, l’air occupé, ils se pressent, se bousculent parfois et s’excusent sans se reconnaître. Un homme cependant vit un autre rythme. Il erre, lentement, tandis que se développe autour de lui le ballet des voyageurs. Lui, c’est Merhan Karimi Nasseri, un Iranien qui a fui son pays et passera seize ans enfermé dans le Terminal 1 de Roissy dans l’attente d’un règlement de sa situation administrative. Mais il incarne aussi les milliers d’autres qui comme lui ont fui leur pays, comme le suggèrent les multiples visages qu’il prend, chaque comédien endossant à tour de rôle sa figure de migrant.
À l’origine du spectacle, un fait divers
L’aventure de Merhan Karimi Nasseri est véridique. Rien ne prédisposait cet étudiant envoyé par sa famille étudier en Europe à devenir un errant sans feu ni lieu. Ses parents, désireux de le soustraire à la police du Schah et de lui offrir une meilleure vie avaient économisé pour l’envoyer là. Rien, sinon qu’à son retour dans son pays il est confronté aux interrogatoires d’une police musclée, qui n’hésite pas à employer la torture. Il va donc fuir et tenter de trouver une terre d’accueil, alors qu’aucun gouvernement ne veut de lui. Il raconte : sa vie quotidienne dans le terminal, la toilette qu’il fait à l’aube, à l’eau froide, avant que les premiers voyageurs n’arrivent, la visite des associations d’aide aux migrants qui évaluent la véracité de son exil politique, les conditions d’une survie difficile…
Une exploration des limites, une exploration aux limites
Au-delà de ce fait divers hors du commun, qui reflète la situation de bien des migrants aujourd’hui, c’est tout le problème des frontières, visibles ou invisibles, dressées par les hommes face à l’Autre et, en retour, la manière dont celui-ci perçoit l’arrachement à son milieu. Car la frontière a deux faces : d’un côté celui qui contrôle, enferme, interdit, de l’autre la difficulté de celui qui se trouve nié dans sa culture, exclu par les autres mais aussi chassé de lui-même, de ses traditions, de son mode de penser et de vivre.
L’exil, ce n’est pas seulement le départ, les brimades des autorités ou des autochtones du pays où l’on arrive, c’est aussi son intériorisation dans la tête et le corps. C’est ce que le spectacle manifeste à travers des formes dansées qui impliquent le corps même. Torsions infligées au corps pour dire la torture, les doigts retournés, les bras tordus, l’étranglement, jeu muet de chaises « musicales » sur les sièges de l’aéroport dans lesquelles le migrant ne trouve pas place, chorégraphie de la craie manipulée par le migrant qui tourne, figure ballotée renvoyée par les autres, dessinant sur le sol noir un long fil blanc qui tourne sur lui-même et se déploie, erratique, dans l’espace.
Entre des mondes, entre des arts
La grande force de ce spectacle, au-delà d’un début qu’on peut considérer comme un peu poussif ou trop attendu, réside dans sa manière d’associer les apports circassiens, le texte, la musique, la danse et le théâtre. On s’installe dans cet espace hybride où résonne un texte tout en glissements linguistiques, du paraphe au paragraphe, où le jeu sur les mots renvoie à la perte des repères. La musique, en live, oscille entre références à la musique orientale et slam, elle s’accorde avec le conflit qui se dessine entre les mondes. La technique du clown apporte aux scènes les plus tragiques sa force de distanciation. La danse virtuose et acrobatique des corps traduit l’écartèlement des têtes, la difficulté à rester debout, à se définir. Le spectateur se laisse prendre à cet univers où abstrait et concret se mêlent, où la pensée et le geste se complètent et d’où surgissent des moments de vraie beauté. Cette exploration des frontières qui s’effectue entre les arts comme entre les histoires, entre la pensée et la réalité des corps, laisse derrière elle une traînée lumineuse qui persiste bien après que les lumières de la salle se sont rallumées.
Entre, librement inspiré de la vie de Mehram Karimi Nasseri
Contribution à l’écriture : Cédric Parizot
Auteur et metteur en scène : Vincent Berhault
Avec : Benjamin Colin, Barthélémy Goutet, Gregory Kamoun, Xavier Kim, Toma Roche
Musique : Benjamin Colin
Du 16 au 20 octobre 2018 à 20h30