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Arts-chipels.fr

Au plus noir de la nuit. Sur les terres arides de l’apartheid…

Au plus noir de la nuit. Sur les terres arides de l’apartheid…

Ce spectacle attachant qui gratte le fond du désespoir offre, en même temps que la dénonciation de l’iniquité de l’apartheid, un appel à une résistance de l’intérieur et une ode au pouvoir libérateur de l’art et de l’amour.

Afrique du Sud, années 1970. Une femme blanche est retrouvée étranglée à son domicile. Peu de temps auparavant, un homme noir lui avait rendu visite. Mais la police n’a pas eu à le rechercher. Il s’est rendu de lui-même. Jugé coupable, il attend avec sérénité dans sa cellule la mort qui vient. En attendant, il parle et il écrit pour qu’on comprenne pourquoi il en est là. « Vous me tuerez, dit-il. Non pas parce que vous êtes très habiles, très fort ou très brutaux. Non pas parce que je suis fatigué, mais parce que telle est ma volonté –  parce que tel est le seul rôle que m'ait assigné cette vie dans ce pays. J'ai accepté le rôle. Je dirai oui à la mort. Elle est comme un frère. Elle est en moi depuis des générations, depuis des siècles. Mais à vous, je ne cesserai jamais de dire non. »

Bienvenue au pays de l’apartheid…

Le ton est donné. Dans ce monde que Malan refuse, pas question de mélanger noirs et blancs dans les autobus, pas plus que dans leurs résidences. Aux blancs les belles propriétés, aux noirs les townships surpeuplées et vétustes des périphéries de ville. On vit avec, et surtout on ne pose pas de question. Joseph Malan, le condamné, est, d’une certaine manière, un privilégié. Le patron blanc de la ferme dans laquelle travaillaient ses parents l’a encouragé à faire des études. Mais certaines limites restent infranchissables. Surtout, qu’il n’oublie pas les règles : un maître demeure un maître, on ne le regarde pas dans les yeux et on lui obéit, quel que soit l’ordre donné. Cette obéissance-là, elle ne date pas d’hier. Le père de Joseph et avant lui le père de son père et les générations qui les ont précédés ont dû se comporter ainsi. Qu’ils aient eu envie de chanter ou de lire ne comptait pour rien s’ils n’en obtenaient pas l’autorisation.

Au plus noir de la nuit. Sur les terres arides de l’apartheid…

S’aimer dans le noir de la nuit

Un faux air de Roméo et Juliette s’est introduit dans le tableau. Car cette femme blanche assassinée et son assassin noir présumé s’aimaient, en dépit des interdits. Quel espace de liberté reste-t-il pour ceux qui transgressent la loi et s’aiment, au défi des règles, sinon le monde de l’ombre qui noie les contours, estompe les gestes, efface les attitudes ? Un espace qui échappe au regard des autres et où se déploie la douceur émerveillée de la reconnaissance de l’autre. « Nous nous sommes levés. Dans la lumière blafarde de la nuit, j'ai pris son visage entre mes mains. Je ne l'ai pas embrassée. Elle a posé ses doigts sur mes poignets. Rien d'autre. Et pourtant, je n'ai jamais eu de toute ma vie plus intense contact avec quelqu'un. » Brink dit magnifiquement cet amour qui brave les lois de la société et se nourrit de l’anonymat et du silence. En dépit des interdits, quelque chose est possible et mérite que l’on combatte pour lui.

Combien de livres ont été écrits sur ce thème ? Combien de films tournés opposant des ethnies, des couleurs de peau, des cultures, des familles ? Combien d’opéras ont chanté ces amours impossibles qui conduisent les deux amants à la mort ? Au plus noir de la nuit est cependant d’une autre trempe, plus contestataire. Les drames individuels et le portrait d’une société débouchent sur le débat politique.

Nuances et excès

Brink donne de la société d’Afrique du Sud une vision complexe. Si certains Afrikaners (blancs) pratiquent impunément insultes et passages à tabac envers les noirs, d’autres – croyance chrétienne pleine d’onction dont le spectacle souligne le faux-semblant – se montrent plus « libéraux », plus ouverts à une évolution des choses, toutes proportions gardées. André Brink souligne avec humour les contradictions auxquelles la situation donne lieu. Lorsque Joseph veut participer à une représentation de la Nativité, c’est tout naturellement qu’il s’imagine dans la peau de Balthazar, le roi mage à la peau colorée. Mais foin d’une telle velléité : « Tu ne peux pas, lui est-il répondu, tu n’es pas blanc ».

L’auteur, qui appartient à la communauté blanche, dénonce sans ambiguïté l’attitude de ses semblables, mais il ne cède pas pour autant aux sirènes du manichéisme et de la simplification. Il montre une société dans laquelle les questionnements progressent, même si en 1973-1974, quand le roman paraît, en afrikaner puis en anglais, il fait figure de brûlot – nous sommes encore loin de l’abrogation des lois sur l’apartheid qui interviendra seulement en juin 1991. « Le plus difficile, dit Brink, c’est de ne pas haïr. » Double épreuve pour celui qui se met en marge de la société blanche et se tient à distance des extrémismes. Double épreuve pour son personnage de noir « éduqué » qu’est Joseph Malan. Vision prémonitoire aussi de l’action de réconciliation interraciale et de pardon qui sera initiée plus tard au niveau national par le gouvernement …

Au plus noir de la nuit. Sur les terres arides de l’apartheid…

Un combat qui ne peut se mener que de l’intérieur

Joseph Malan, considéré en Angleterre comme un homme à part entière, renonce à une carrière d’acteur prometteuse pour rentrer dans son pays, ce pays où la vie est si difficile pour ses semblables, pour refuser la logique de l’exclusion, manifester en acte sa volonté de faire avancer les choses, tout comme Brink imposera son combat contre l’apartheid en Afrique du Sud même. S’il s’agit au départ de faire partager à ses frères une émotion artistique, la pratique théâtrale de Malan évolue vers une dénonciation de la réalité qui apparaît sous une forme détournée. Mais c’est jouer au chat et à la souris. À la subversion portée par le théâtre répond la répression de l’institution. L’ombre de la radicalisation s’étend, les esprits se tendent. Quelle est donc la réponse ? Dans la lutte armée ou avec les outils du théâtre ? Et qui détient la vérité ? « La vérité n’est pas un ensemble de faits qu’on peut énumérer. C’est un paysage nocturne à travers lequel on voyage. » Un paysage dans lequel se fondent les noirs dans la nuit noire.

Nourri de Shakespeare, Joseph Malan finira par devenir un véritable héros shakespearien, pris dans le maelström d’un temps troublé. Il est le jouet des secousses du temps et des esprits qui habitent l’Afrique du Sud. Dans ce théâtre du monde où les rôles ont été attribués pour ce qu’on croit l’éternité – une citoyenneté à deux niveaux dans laquelle certains ont plus de droits que d’autres – ,où les apparences sociales enferment les individus dans un carcan et érigent des barrières infranchissables, apparence et réalité se mêlent et se confondent. Théâtre et réalité s’interpénètrent.

Quand l’écriture fait corps et le corps écriture

La langue est belle, portée par la diversité des accents et des timbres que varient les acteurs d’un personnage à l’autre, même si l’on peut regretter, parfois, que la mise en scène force le trait comme pour le portrait du metteur en scène homosexuel – un autre exclus du jeu social. Excepté pour Mexianu Medenou qui joue seulement Joseph Malan, les comédiens endossent avec vitalité plusieurs défroques à rythme soutenu, variant les tons et les styles selon qu’ils incarnent un opposant politique, un raciste avéré ou un progressiste coincé, dans une gestuelle parfois à la limite de l’agit-prop et du théâtre de rue. Mais dans le no man’s land simplement découpé par la lumière des projecteurs qui trouent l’obscurité, il n’est pas simplement question de politique ou d’amour. La corporalité fait partie intégrante de cette africanité en noir et blanc revendiquée. Elle s’exprime dans le spectacle par la danse, manifestation des corps qui échappe à la censure d’où qu’elle vienne, liberté du mouvement détaché des contingences, affranchi des interdits. Si l’écriture tend à libérer la parole, le corps, lui, parle sans contrainte. Protestation muette mais éloquente, au cœur de la nuit.

Au plus noir de la nuit d’après le roman Looking on Darkness d’André Brink (1974, en français chez Stock puis dans le Livre de poche)

Adaptation et mise en scène : Nelson Rafaell Madel

Avec : Adrien Bernard-Brunel, Mexaniou Medenou, Gilles Nicolas, Ulrich N’toyo, Karine Pédurand, Claire Pouderoux.

Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Mars – 75012 Paris

Du 21 septembre au 21 octobre 2018, mar.-sam. 20h30, dim. 16h30

Tél. 01 43 28 36 36. Site : www.la-tempete.fr

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