18 Août 2018
Être un homme ; le roman explore la relation trouble entre les genres comme les zones d’ombre de l’identité où se forge la personnalité.
Abe Kunstler n’est pas tout à fait comme les autres. Petit, la voix perchée, il ne se déshabille pas devant ses camarades à la fin de sa journée à l’usine où il fabrique des câbles d’acier. Les autres se moquent de lui et il est heureux qu’un géant débonnaire et un peu simplet décide de le prendre sous son aile. Abe est un mutilé de guerre et son torse est bandé en permanence. Quand il va voir les filles avec ses camarades, Abe ne se comporte pas non plus tout à fait comme les autres. Il saoule la proie qu’il s’est choisie avant de l’emmener, presque inconsciente, chez lui.
L’histoire d’Abe se révèle peu à peu. Abe est en fait une femme qui a tué son mari et endossé la personnalité de celui-ci. À travers elle il revit et elle le fait exister. Le roman explore les stratégies d’Abe pour maintenir l’illusion de sa masculinité, la manière dont il s’attache la fille Inez jusqu’à se mettre en ménage avec elle. Mais voici qu’une idée germe dans son cerveau fêlé. Abe veut transmettre son héritage, avoir une descendance – ce qui est plus que malaisé dans son cas – et il imagine une stratégie compliquée pour arriver à ses fins. Un enfant naît, avec un bec de lièvre. Pas le rejeton dont il aurait rêvé.
L’espace d’une génération : le temps d’une dégradation
Construit en deux périodes, l’immédiat après-guerre et le début des années 1950 d’un côté, les années 1970 de l’autre, le roman fait un bond dans le temps. Dans la deuxième période, Abe n’est plus que l’ombre alcoolique de lui-même. Après l’accident de travail qui l’a privé de deux doigts de sa main, il a perdu son travail. C’est le récit d’une longue déchéance qui commence et, pour l’enfant devenu jeune homme, le refuge auprès de marginaux doux et drogués, loin de son père supposé. Nous sommes en pleine guerre du Vietnam et la fuite au Canada demeure la seule issue de ceux qui ne peuvent acheter leur déclaration d’inaptitude quand ils refusent d’aller à la guerre. Pour aider ses amis, le jeune homme décide de récupérer les économies de sa mère. Débarquant sans crier gare, il découvre la vérité sur son « père ». Abe se lance à la poursuite du garçon pour l’éliminer, ivre d’alcool et de rage. Il le retrouve avec sa mère mais fait un malaise. La vérité éclate. Il est interné. Mais il-elle ne se lasse pas pour autant et dans son cerveau malade germe une nouvelle idée pour faire du jeune homme son digne descendant…
Quand il et elle se confondent
Une intrigue bien menée, pleine d’ellipses et de retours en arrière qui permettent, peu à peu, de reconstituer l’histoire, ponctuée de plongées à l’intérieur de la tête d’Abe (en italiques dans l’ouvrage) qui donnent au roman une intensité que n’aurait pas un simple récit à la troisième personne. La structure narrative est complexe, le contenu âpre et noir. Néanmoins l’évocation de la névrose d’Abe, pour fascinante qu’elle soit, ne fouille pas assez profond dans la psychologie du personnage. Pourquoi cette femme, devenue homme, endossant la personnalité de son mari, tient-elle tant à le faire revivre, en elle d’abord, puis en son fils ? Qu’est-ce qui se joue dans cette appropriation d’identité ? On aurait aimé plus de complexité du personnage, une réflexion plus aiguë sur la question du genre, sur ce qui pousse une femme à devenir homme ou, à l’inverse, sur ce qui motive profondément le fait qu’elle se glisse dans la peau de son mari, une idolâtrie, peut-être, le désir profond de réparer ce que la réalité avait abîmé. Mais le roman reste en surface et c’est dommage. Il n’en demeure pas moins que les péripéties de l’intrigue et son mode de construction captent l’intérêt du lecteur.
Made in Trenton de Tadzio Koelb (éditions Buchet-Chastel, 2018). Traduit de l’anglais par Marguerite Capelle