23 Juillet 2018
Le film de Thomas Stuber nous entraîne dans un monde où l’ineffable se niche dans le presque rien et où l’économie de moyens et la parcimonie des effets engendrent une beauté triste et mystérieuse. Un pari qui rappelle que le cinéma peut être autre chose que des blockbusters.
Quelque part au milieu de nulle part, dans un lieu non identifié, pas très loin de Dresde. Seule la file ininterrompue des phares des poids lourds qui se suivent sur une route tracée au cordeau vient accidenter la ligne sans fin de l’horizon. Un monde sans histoire dans un horizon où le regard se perd. Taciturne, un jeune homme mutique regarde, écoute, répond par monosyllabes ou presque aux questions qu’on lui pose. Il vient d’être engagé à l’essai comme magasinier dans un supermarché dont nous ne savons rien : un concept, une abstraction. Du magasin nous ne connaîtrons qu’un univers d’allées rectilignes que traversent par instants, ballet ininterrompu à la chorégraphie aléatoire, des chariots élévateurs, glissant silencieusement ou presque sur ce parquet de danse bétonné tandis que résonne le Beau Danube bleu… Le ton est donné ; nous évoluons dans l’univers de l’uniformité où l’infime, cependant, raconte un monde, avec ses règles.
Un microcosme qui est le monde
Il – Christian – ne dit rien, et pourtant son silence est éloquent. Il observe, jette sur ceux qui l’entourent un regard insistant, curieux, inquisiteur, qui les met à nu, les révèle. Il y a là l’homme qui l’a engagé, gérant bonhomme passionné de musique classique qu’il déverse dans les allées après la fermeture du magasin. Il y a celui à qui il est confié pour le former, Bruno, un ancien chauffeur routier reconverti à la conduite des chariots élévateurs du fait de l’absence de travail en Allemagne de l’Est – l’une de ces pages tournées après la réunification. Il prendra le taiseux Christian sous son aile pour l’initier au métier. Il y a surtout une jeune femme, Marion, que chacun, à sa manière, protège mais dont l’histoire restera mystérieuse. S’ajoute une galerie haute en couleurs que le spectateur découvrira au fil du déroulement du récit. De leurs histoires nous ne connaîtrons que des bribes, celles qui se transmettent au fil des pauses cigarette interdites ou des « fêtes » qui rassemblent le personnel. L’univers est rétréci, refermé sur ces murs de produits qui s’étagent sur plusieurs mètres de hauteur. Et pourtant l’humanité palpite entre les paquets de lessive, les barres de chocolat et les cageots de bières qui délimitent l’espace, tracent les frontières de cet univers factice pourtant terriblement réel.
Une narration fragmentée
L’essentiel du récit est porté par un narrateur qui conte, en voix off, cette histoire qui ne se passe pas même si de menus changements sont perceptibles au fil du temps. Dans cette tranche de vie, ou posée comme telle, les dialogues sont étiques, réduits à des échanges presque utilitaires. Tout au plus permettent-ils de percevoir les fêlures que portent, chacun à sa façon et selon son histoire, les différents personnages de cette galaxie de portraits. Cet éloignement, cette mise à distance donne par contrecoup aux images et aux bribes de dialogue une présence entêtante. La composition même de l’œuvre souligne encore davantage l’importance du regard, du point de vue de celui qui parle – ou qui filme. Des panneaux informatifs rompent à trois reprises le flot des images. Ils interviennent pour nous signaler que nous entrons dans l’histoire particulière de l’un ou de l’autre – Christian, Marion ou Bruno. Procédé analogue à ceux qu’affectionnait la Nouvelle Vague pour briser la continuité du récit, pour introduire la lecture comme un processus constitutif du film, comme une manière de marquer la présence du cinéma, art d’artifice et non copie de la réalité.
La ballade du supermarché triste
Une poésie délicate sourd de cette composition par bribes, de ce puzzle qui a tout du monde intérieur dans lequel se débattent les personnages. Mais elle est grise et nostalgique. Il faut dire qu’on manque singulièrement d’échappées belles dans cet univers refermé sur lui-même où les signes de décrépitude et de lèpre sont omniprésents, les lumières ternes et comme étouffées. Ils sont dérisoires aussi, ces monsieur-et-madame-tout-le-monde sans rien de remarquable si ce n’est d’être communs, des gens qu’on pourrait rencontrer dans la rue d’une banlieue sans nom, sans caractère. Des visages comme il en existe des milliers, portant les stigmates de l’âge et des tracas, avec une dureté de la vie qui se devine. Et pourtant, justement parce qu’ils ne sont pas apprêtés, parce qu’ils sont méfiants avant d’être confiants, qu’ils s’épaulent et se soutiennent, ils nous touchent, comme nous touche la manière de filmer, qui donne aux lieux une forme de majesté, injecte de la magie, de l’extra-ordinaire : lieux déserts seulement éclairés par des lampadaires mal entretenus qui prennent parfois une allure penchée, perspectives plongeantes qui noient le regard dans l’alignement sans fin des rayonnages… De la vétusté des matériels, de la précarité dans laquelle se débattent les personnages – à l’exception de Marion –, des mensonges qu’ils se construisent pour parvenir à vivre se dégage une tendresse et une sombre beauté qui ne peuvent laisser insensible. Dans ce monde où l’horizon s’éloigne sans cesse, où chaque jour semble calqué sur le précédent, les personnages sont englués, sans passé, ni futur ni avenir. Quelques moments de grâce pure surgissent cependant lorsque Marion retrouve Christian sous le soleil photographié des Tropiques qui trône dans la salle de repos ou lorsqu’ils s’enferment dans la glacière pour se conter fleurette façon inuit : instants de bonheur volés à la grisaille uniforme des jours en même temps que moments avortés, inaboutis, en suspension dans un monde où rien jamais ne peut se passer et où la ligne de fuite des rayonnages engloutit toute velléité d’histoire…
On l’aura compris, aux antipodes des films d’action qui inondent le marché à l’heure actuelle, cette vision millimétrée et intimiste, très architecturée, possède si l’on veut s’y laisser prendre une puissance d’évocation qui atteint et interpelle. Il suffit pour cela d’entrer dans le ballet et de naviguer sans repère.
Une valse dans les Allées. Film de Thomas Stuber – 2018.
Sortie en salles le 15 août 2018
Scénaristes : Clemens Mayer et Thomas Stuber, d’après la nouvelle de Clemens Mayer « In the Aisles »
Photographie : Peter Matjasko
Avec : Franz Rogowski (Christian), Sandra Hüller (Marion), Peter Kurth (Bruno), Andreas Leupold (Rudi), Michael Specht (Klaus), Steffen Scheumann (Norbert), Ramona Kunze-Libnow (Irina).