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Arts-chipels.fr

Wade in the water. Émerveillons-nous les uns les autres. Et si la nouvelle magie résidait dans la mixité ?

Wade in the water. Émerveillons-nous les uns les autres. Et si la nouvelle magie résidait dans la mixité ?

Le Théâtre du Rond-Point propose trois spectacles et des soirées découvertes consacrés à la magie nouvelle tout au long du mois de mai. Aventureux et passionnant !

Un intérieur banal. Un mobilier qui n’a pour toute histoire que de n’en avoir pas. Lit lambda, table légère et sans personnalité, cuisine sans âme. On se trouve d’une certaine manière au milieu de nulle part, dans un no-man’s land où rien de particulier ne respire. Sinon peut-être une pesanteur qui se distille en alternance de noirs sur le plateau et de plans fixes ou presque montrant des personnages immobiles ou quasi. Ils sont trois : l’homme, sa femme, son père. Ils ne parlent pas. Seule résonne la voix de Martin Luther King qui nous ramène aux défilés monstres en faveur de l’égalité des droits qui peuplent le paysage américain des années 1960.

Trois personnages d'esquisses en esquisses

Mais voici peu à peu que nos trois personnages dessinent une histoire, une histoire sans parole en ombres et en lumière, en demi-clartés traversées d’obscurités. Une histoire de douleur et de perte. Elle est noire, eux sont blancs – est-ce tout à fait par hasard ? L’homme est en proie à la douleur, les autres compatissent. Mais voici que les cartes se brouillent, qu’on a du mal à se repérer. Ils se regardent, s’étreignent, disparaissent pour réapparaître l’instant d’après sans plus de raison. De quoi souffre ce malade qui se tord parfois de douleur tout en se lançant l’instant d’après dans une chorégraphie déstructurée ? D’où vient que tout à coup les objets semblent vivre leur vie propre, que les verres se brisent apparemment tout seuls, que les chaises se mettent à flotter dans l’espace, que le lit avale le malade pour le faire ressurgir à l’autre bout de la scène l’instant d’après ? D’où vient que la même scène semble parfois se rejouer comme si on avait remonté une bobine de film de quelques mètres, que le personnage semblait revenir, après le noir, à son geste d’avant, à sa posture d’avant, à sa mise en place initiale dans l’espace ?

Wade in the water. Émerveillons-nous les uns les autres. Et si la nouvelle magie résidait dans la mixité ?

Une énigme qu’on se garde de lever

Passé la phase de la perplexité, le spectateur se glisse peu à peu dans cet espace intermédiaire entre veille et sommeil, réalité et illusion. Il largue ses repères pour intégrer cette anormalité comme la normalité, un univers onirique et décalé où l’on passe d’un niveau à l’autre sans transition. Le monde est un théâtre, empli de phénomènes qu’on ne comprend pas, de situations sans queue ni tête, de dérapages et de glissements. Le spectacle mélange en permanence le réel avec l’imaginaire. Il suffit de se laisser couler, à l’instar des personnages, dans ce monde à la fois présent et fuyant et de se laisser porter par le courant. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Il n’y a pas là de verts paradis de l’enfance, ensoleillés et rieurs. Nous sommes au crépuscule du monde, quand le jour livre avec l’obscurité un combat éternel. Il est question de mort et de pendaison mais de vie aussi au-delà de la souffrance, au rythme paresseux d’une onde qui vous porte et vous détache de la terre qui vous retient. Une onde bienfaisante de l’esprit libéré qui vogue à l’aventure. À ce moment la gravité cesse de plaquer les personnages au sol. Notre suicidé qui flotte dans l’épaisseur de l’air, affranchi de toute contrainte, oiseau dans l’air, poisson dans l’eau ou les deux à la fois, et nous dans son sillage, plus légers, ouverts au sur-réel qui s’est subrepticement introduit et imposé. It’s magic !

Wade in the water. Émerveillons-nous les uns les autres. Et si la nouvelle magie résidait dans la mixité ?

Entre les mondes

Aragorn Boulanger, l’homme, ne se contente pas de voler. Sa gestuelle détache les parties du corps les unes des autres. Les bras contredisent le mouvement, le cou se livre à une dangereuse déformation. Son corps semble mener une vie propre. Homme caoutchouc, tantôt élastique et sans aspérité, tantôt agité de mouvements géométriques tout en arêtes, il se tord et se délite, prend toute son ampleur avant de rétrécir et de se ratatiner. Il est à la fois solide et mou, immobile et en mouvement. Insaisissable. Clément Debailleul et Raphaël Navarro, tout en s’appuyant sur les travaux sur le deuil de la psychiatre Élisabeth Kübler-Ross, créent un univers hors norme gouverné par l’imaginaire et le rêve. Nous pataugeons en eaux (troubles) à l’image du titre de la pièce repris d’un negro spiritual qui appelle à l’émancipation. Entre effacement et présence, voyage dans l’air et le temps sans repère, nous entrons dans un espace de mixité où tout n’est jamais ce qu’il paraît être. La musique d’Ibrahim Mahlouf participe de ce mouvement incessant, tantôt son pur, mélodique et jazzy de la trompette, tantôt blues mélancolique ou gospel des temps anciens, tantôt partitions tribales qui se transforment sans heurt en rythmes aux consonances arabes. Là encore, les codes sont brouillés. On voit se mélanger les influences sans que chacune perde son identité. Peut-être est-ce là, dans cette synthèse, que se trouve la source de la magie nouvelle. Valentine Losseau, en même temps dramaturge et anthropologue au Collège de France, s’intéresse aux pratiques magiques dans le monde. Et le chaman n’est pas autre chose qu’un passeur entre les mondes. Quant à la compagnie, elle aussi passeur, elle intègre un laboratoire d’expérimentations et développe des partenariats, en particulier avec le Centre national des Arts du cirque mais aussi avec des écoles de théâtre ou de marionnettes.

C’est de l’hybridation que naissent souvent, dit-on, les plus belles fleurs. Sans doute est-ce là l’une des leçons que pourrait nous apporter la magie nouvelle : la vie intense qui se développe entre les arts comme entre les mondes quand des passerelles qui n’excluent pas mais intègrent sont jetées…

Wade in the water

Conception et mise en scène : Clément Debailleul et Raphaël Navarro

Dramaturgie : Valentine Losseau

Chorégraphie : Aragorn Boulanger

Musique : Ibrahim Mahlouf

Avec : Marco Bataille-Testu, Abragorn Boulanger, Ingrid Estarque

Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin-Roosevelt – 75008 Paris

Du 3 au 13 mai 2018, à 20h30  

Tél : 01 44959800. Site : www.theatredurondpoint.fr

En tournée

17 JANVIER 2019 : Pôle en scène, Bron (69)

29 au 31 JANVIER 2019 : Théâtre de la Criée, Marseille (13)

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