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Arts-chipels.fr

CHANGE ME. LES TRAVERS TRAGIQUES DE LA LOI DU GENRE

CHANGE ME. LES TRAVERS TRAGIQUES DE LA LOI DU GENRE

Lorsque les Métamorphoses d’Ovide rencontrent un texte du XVIIe siècle et un film mettant en scène la difficulté de vivre sa différence sexuelle, on se trouve plongé dans un spectacle passionnant, mené tambour battant avec une hargne combattante.

Au début du spectacle, un exergue, sous la signature d’Ovide, apparaît : « Il fallait, je le sais, que la Terre produisît tous ces monstres ». La scène s’éclaire sur une salle de bain, côté jardin. Un angle de carreaux blancs partiellement démoli qui affirme sa nature de décor de théâtre. Dans le silence, une jeune silhouette apparaît. Cheveux courts, rasés sur des tempes dont elle peaufine le rasage. Elle se dénude le torse et entoure soigneusement ses seins de bandelettes qui les écrasent. Le ton est donné. Nous nous aventurerons sur les terres du genre et de la sexualité, et plus particulièrement sur ce que l’« homme de la rue » qualifie dans les propos de café du commerce d’« anormalité ».

Fille ou garçon ?

Quand la scène suivante nous projette dans un salon, rien de bourgeois là-dedans. Nous retrouvons notre personnage hybride affalé sur un canapé fatigué en compagnie de deux jeunes hommes qui parlent fort, évidemment de meufs et de sexe. Les rires sont gras, les plaisanteries épaisses, la langue puise ses sources dans le parler des rues et des banlieues. Forfanteries de mecs ensemble derrière lesquelles se dessine en creux le besoin de prouver, de se rassurer, d’épater les autres. Mec parmi les mecs, notre ado est mis en demeure de passer à l’acte avec sa petite amie, ce qu’il semble accepter avec une certaine délectation. On voit se dessiner le nœud d’un drame en puissance.

CHANGE ME. LES TRAVERS TRAGIQUES DE LA LOI DU GENRE

Une juxtaposition d’histoires

De scène en scène plusieurs histoires vont se superposer. Celle de la mère se désolant de devoir faire passer sa fille en permanence pour un fils ; une pièce d’Isaac de Benserade, auteur précieux, protégé de Richelieu, du duc de Brézé puis du Roi Soleil ; un film enfin qui retrace l’aventure d’une fille devenue garçon. Des séquences cinématographiques viennent se mêler au déroulement de l’action. Elles cèdent par endroits la place à des extraits d’Iphis et Iance, la pièce de Benserade inspirée, elle aussi, des Métamorphoses, qui narre sur le ton de la comédie les amours d’Iphis, déguisée en homme, qui courtise une femme, Iante avant de l’épouser et d’être transformée en homme. Un mélange bigarré et détonnant.

On reste surpris, sous les dehors de la comédie, de la modernité du contenu de la pièce de Benserade (1634). J’oubliais quelquefois que j’étais fille, /Je ne reçus jamais tant de contentements, affirme Iphis. On est loin des entrechats esquissés, des chassés-croisés amoureux délicieusement ambigus et inaboutis qui hantent Marivaux près d’un siècle plus tard. Ah qu’en termes galants ces choses-là sont dites ! Aucune place n’est laissée à l’erreur: Si la fille épousait une fille comme elle / Sans offenser le ciel et la loi naturelle, / Mon cœur assurément ne serait point fâché. Comme il faut respecter la bienséance, Iphis sera changée en homme, mais seulement après sa nuit de noces – Ovide faisait précéder la métamorphose à la consommation des épousailles. La transformation ne s’effectue pas nécessairement à la satisfaction d’Iante qui a sur la question une opinion mitigée : Si les Dieux en ton sexe ont fait ce changement, / Je dois participer à leur contentement.

Les pièces du puzzle se mettent peu à peu en place, jouant à cache-cache d’une citation à l’autre, d’une situation à l’autre.

De dérive en dérive

Le spectacle évolue par à-coups, inexorablement, vers son acmé. La révélation du sexe de la jeune fille conduira à l’incompréhension et à la violence. S’invite le passage de la mascarade transgenre au transgenre lui-même. Se révèlent, dans toute leur étendue, les blocages d’une société qui ne parvient pas à intégrer, au-delà du libre choix des préférences sexuelles, la simple expression de la différence. Au-delà de l’aventure individuelle, c’est bien une interrogation sur la différence qui est en jeu. Les comédiens sont justes, drôles dans leur grossièreté, bien dans leur bottes pour camper ces jeunes au registre de langage limité et caractéristique. Ils expriment leur dimension fruste en même temps que la frustration intense induite par notre modèle social. Quant aux irruptions des textes de Benserade, ils introduisent une dimension poétique qui allie le savant au populaire, dévie le propos, lui donne une tangence bienvenue qui crée comme des intermèdes au drame qui se développe.

CHANGE ME. LES TRAVERS TRAGIQUES DE LA LOI DU GENRE

Collages et transfigurations

Inventive, la scénographie fait coexister les espaces. Les murs de la salle de bain se métamorphosent en écran sur lesquelles passent des images filmiques mais permettent aussi de détailler en gros plan certaines parties de l’action. Quand les différents personnages livrent, chacun à leur tour, à l’arrière-plan, dans la seule lumière d’une lampe de bureau,  leur version des faits – introspection ? interrogatoire de police ? –, on aborde aux rives kaléidoscopiques de la vérité, d’une vérité multiforme, éclatée, qui permet tout à la fois d’éclairer les motivations des personnages et de faire avancer l’action. La scène d’amour entre les deux femmes dans l’espace exigu d’une voiture y prend aussi une dimension plus aiguë et plus forte.

N’était le souci, à la fin, de boucler la boucle en donnant au spectateur une forme d’explication du comportement de cette fille-garçon, qui du coup referme l’histoire au lieu de l’ouvrir sur une portée plus générale, le plaisir aurait été parfait. Mais c’est peu de chose en regard de la réussite de ce spectacle, où on rit beaucoup tout en pénétrant dans le monde des précieux du XVIIe siècle et où la réflexion sur la différence prend une dimension épique.

Change Me

D’après les Métamorphoses d’Ovide, Iphis et Iante d’Isaac de Benserade et le film The Brandon Tina Story de Susan Miska et Greta Olafsdottir

Mise en scène Camille Bernon et Simon Bourgade

Avec Camille Bernon, Pauline Bolcato, Pauline Briand, Baptiste Chabauty, Mathieu Metral

Théâtre de la Tempête

Route du Champ de Manoeuvre - 75012 Paris

Du 23 mai au 10 juin 2018, du mercredi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h30

Tel. 01 43 28 36 36. Site: www.la-tempete.fr 

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