26 Mars 2018
Quai Ouest fait partie des pièces cultes du théâtre du XXe siècle. Philippe Baronnet nous livre une belle version de cette tragédie contemporaine qui rassemble et consume huit personnages dans un lieu improbable, un no man’s land sans issue pour ceux qui y sont enfermés et s’y trouvent piégés.
La mise en scène de Patrice Chéreau en 1986, a laissé une empreinte si forte dans l’histoire du théâtre que pendant des années, aucun metteur en scène français ne s’est risqué à monter ce texte, si emblématique du no future des années 1980. Il aura fallu près de trente ans pour que le texte resurgisse sur les planches à partir des années 2010. Sous forme de mises en scène de théâtre, mais aussi d’un opéra créé à Strasbourg en 2014, et aujourd’hui avec la mise en scène de Philippe Baronnet. Peut-être le thème résonne-t-il à nouveau très fortement dans une société qui a tué l’histoire et dont l’avenir semble irrémédiablement bouché…
Un quai et des docks désertés, passerelle entre des mondes
Lorsque nous pénétrons dans la salle, le décor est éclairé. Au sol, des détritus, débris de cordages qui présentent leurs extrémités défaites au regard, bouteilles en plastique écrasées qui crissent sous les pas. Un jerrycan dans un coin et ce qui ressemble à des palettes meublent l’espace. Au fond, une palissade qui semble de métal occupe tout le fond de scène. Elle est surmontée par ce qu’on pourrait au premier abord prendre pour un cyclorama. Elle emprisonne l’espace, le referme sur lui-même. Le lieu dit la désolation, l’abandon, la ruine au milieu de nulle part. Un espace hybride, entre la vie et la mort, où la réalité n’est déjà plus que vestiges.
L’éclairage, et quelques fragments de rideaux en plastique déchiquetés diront le lieu : l’intérieur ou l’extérieur du hangar. La palissade formera le mur qui ceinture l’endroit à l’abandon – chercher la sortie sera le leitmotiv de l’un des personnages – comme le soubassement du quai qu’empruntent les personnages et d’où parviennent les rumeurs de la mer – sirènes de bateaux, cris d’oiseaux… Un espace abstrait du monde où l’extérieur n’est plus qu’un bruit de fond. Un huis clos dans lequel vont se débattre les personnages.
Huit personnages sans quête d’auteur
Ils sont huit, conviés à parts égales à ce festin de la désolation. Il y a d’abord Koch, qui émerge de l’obscurité complète, un homme d’affaires véreux qui a détourné des fonds et se retrouve coincé, à la veille d’être découvert. Sa silhouette se dessine peu à peu tandis qu’un autre l’observe, à peine discernable dans l’obscurité hostile. Koch vient là pour mourir. Il cherche deux pierres pour se lester, une pour chaque poche. « Ainsi mon corps collera au fond comme un pneu dégonflé de camion ». Il dépose soigneusement sa montre, « une Rollex », son briquet, un Dupont, afin de se dépouiller de ses objets-fétiches avant le grand plongeon. Il est venu, escorté de sa secrétaire, Monique, assistante à tout faire, complice, amoureuse sans retour, dans une Jaguar dont les pneus seront crevés, interdisant toute échappatoire.
Tous deux sont confrontés au peuple de l’ombre qui grouille, tels des rats, des cafards, des presque fantômes, furtifs, qui peuplent l’obscurité de ce cloaque hors du monde. Il y a là une famille d’immigrés, vraisemblablement latino-américains : la mère, qui se déclare notable en son pays et se livre à la prostitution, n’hésitant devant aucune bassesse pour tirer ce qu’elle peut de Koch ; le père, ancien militaire, peut-être en fuite à la suite d’exactions d’une quelconque dictature, qui joue l’infirme et le débile mental ; leurs deux enfants, Carlos ou Charles, dont le nom francisé dit sa volonté d’échapper à son origine et à son destin, et Claire au nom prédestiné, jeune fille « pure », ingénue sans l’être, que son frère n’hésitera pas à vendre en échange du trousseau de clés de la Jaguar. Pour clore le tableau, il y a aussi Fak, le dealer obsédé qui n’a de cesse de vouloir déflorer Claire et l’abandonne une fois son objectif atteint mais poursuit tout aussi bien Monique de ses assiduités. Même cette lie du monde comporte une hiérarchie : Abad, un immigré clandestin, sans papiers, noir, se situe plus bas encore dans l’échelle des valeurs de cette société qui, justement, a perdu ses valeurs et ajoute le racisme à son palmarès de la décrépitude. Massif, imposant, Abad ne parle pas, sinon à voix basse dans le creux de l’oreille de Charles…
Comme le puissant écho d’une langue poétique
Quelque chose de « plus dur » que le désespoir ordinaire, de « plus calmement cruel », comme l’analyse Patrice Chéreau, traverse le texte qui déroule sa mécanique implacable faites de bruits et de silences, ces « blancs » qu’il laisse entre les lignes, ces trous qu’il laisse dans l’histoire, dans les histoires des personnages. Incantatoire parfois, reprenant les mêmes mots, les mêmes phrases comme dans une ritournelle sans fin, il ajoute chaque fois un degré à cette gradation de l’enfoncement. S’il y a humour, il est noir comme le charbon, incisif et coupant, âpre et dépourvu de tout comique. Le texte dit la méfiance – même le suicide de Koch pourrait être suspect dans ce monde qui se défie de tout et de tous – l’hostilité et la haine qui lie les personnages aussi sûrement qu’un amour qui ne peut être.
Il n’y a pas de « bons » dans cette histoire, personne qui mérite d’être sauvé. Koch, repêché par Abad, n’a de cesse de récupérer ses colifichets de prix ; Rodolphe, le père, ne sait que maudire son fils qui cherche désespérément un soutien pour se donner une raison de fuir. Oh ! ils parlent, tous, crachent leur venin avec délectation, ne cessent de se défier les uns des autres. À la différence des personnages de Beckett, ils s’expriment, en de longs monologues parfois, communiquent leur incompréhension mutuelle. Mais même ainsi le texte demeure énigmatique. Est-ce pour répondre à l’injonction de Rodolphe, qui fournit une kalachnikov à Abad en lui intimant l’ordre de détruire deux vies pour exister que celui-ci perpètre son double meurtre ? Ou celui-ci est-il l’instrument d’un destin qui condamne irrémédiablement tous les personnages ?
L’essence même de la tragédie
La mise en scène de Philippe Baronnet ne lève pas les ambiguïtés. Elle n’offre pas d’épaisseur « humaine », naturaliste ou réaliste aux personnages. Les comédiens habitent des personnages qui, même s’ils ont une histoire, s’évadent de tout schéma de compréhension qu’on voudrait leur appliquer. Ils sont des archétypes hérités d’un monde absurde, pris au piège d’une machine infernale qui les broie irrémédiablement et qui a nom société. Il n’y a aucune issue possible, quand bien même ils la rechercheraient. C’est pourquoi Charles doit mourir. Il était le seul à vouloir échapper à son destin. Quant à Koch, sauvé de la noyade par Abad et revenu d’entre les morts pour récupérer son pouvoir de nuisance, il ne pouvait trouver qu’en ce même Abad l’outil de son destin et une disparition qu’il avait cessé de choisir.
C’est là l’extraordinaire puissance de ce texte qui, au travers d’un motif contemporain, remonte aux sources de la tragédie grecque. Le sort des personnages est d’emblée scellé, mais les dieux sont absents. Le texte, au-delà du caractère inextricable de la situation, atteint à une valeur mythique et il est dommage que les comédiens, jeunes dans leur ensemble, n’aient pas encore tout à fait l’étoffe nécessaire pour se hisser au niveau presque métaphysique qui forme le propos de la pièce. Il y manque un peu de la hargne d’un théâtre de la cruauté, un peu de rage vindicative, un peu d'étrangeté, peut-être. Une longueur un peu excessive, en raison en particulier des interséquences, est à ajouter au nombre des petites imperfections. Quai ouest n’en demeure pas moins un beau spectacle, attachant, tout en clairs obscurs, qui mérite qu’on s’y attarde.
Quai ouest de Bernard-Marie Koltès (éd. de Minuit)
Mise en scène : Philippe Baronnet
Scénographie : Estelle Gautier
Avec : Louise Grinberg (Claire), Félix Kysil (Fak), Marc Lamigeon (Charles), Julien Muller ou Erwan Daouphars (Koch), Marie-Cécile Ouakil (Monique), Teresa Ovidio (Cécile), Vincent Schmitt (Rodolphe), Marc Veh (Abad)
Du 15 mars au 15 avril 2018, du mardi au samedi 20h, le dimanche à 16h
Théâtre de la Tempête – Cartoucherie de Vincennes - Route du champ de manœuvre - 75012 Paris
Tél. 01 43 28 36 36 – www.la-tempete.fr
Le 19 avril, Le Préau, CDN de Normandie-Vire
Les 17 et 18 octobre, CDN La Comédie de Caen
Le 22 novembre, Dieppe, scène nationale