Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

White Dog. Un univers de papier pour un roman où l’aventure personnelle de Romain Gary rencontre l’Histoire. Passionnant et magnifique.

(c) Vincent Muteau

(c) Vincent Muteau

La compagnie Les Anges au plafond, qui navigue entre marionnette et théâtre, mythe et réalité, histoires vécues et Histoire, crée ici un spectacle qui se démarque par son atmosphère onirique du roman tout en restituant avec acuité la personnalité de l’écrivain et l’ironie distanciée dont il fit une de ses armes maîtresses.

 

Un plateau nu et blanc, seulement encombré de sortes d’échelles et de piquets, au centre duquel tourne un plateau surélevé. Une histoire qui commence peut-être comme des milliers d’autres, au milieu de nulle part, en un temps non défini. De larges bandes de papier en rouleau tombent du plafond tandis qu’apparaissent les personnages. À cour, un batteur et ses instruments, à jardin un manipulateur, l’homme qui tire, au sens propre, les ficelles du spectacle, commande la chute des bandes de papier et fait tourner le plateau central. Ces bandes, tels un cyclorama ou la toile d’un théâtre d’ombre laisseront voir en transparence des silhouettes qui s’y déploient. La vie qu’on sent frémir derrière ces paravents lumineux va bientôt les déchirer pour laisser place aux personnages.

 

White dog : ce regard des chiens de fourrière…

Lorsque Romain Gary rejoint son épouse, Jean Seberg, à Beverly Hills où elle est en tournage, ils trouvent, dans la rue, un chien. Un de ces chiens « qui vous guettent avec un regard angoissé et insupportable ». Comment résister à l’envie de lui faire une place au soleil, près d’eux ? Ils l’adoptent, mais trouvent vite le comportement du chien étrange. S’il est normalement un modèle de douceur et de gentillesse, il se mue en féroce molosse dès qu’un Noir apparaît dans les parages. Il est en fait un chien « blanc », une survivance et le prolongement de ces canidés qu’on dressait pour poursuivre les esclaves en fuite dans le Sud. Formaté pour s’attaquer aux Noirs, il réagit agressivement dès qu’il en rencontre un.

Comportement inacceptable lorsqu’on est, comme Jean Seberg, fervente militante de l’égalité des droits entre noirs et blancs. Le couple décide donc de défaire ce que le dressage a fait et confie le chien à un employé de zoo, Keys, qui se fait fort d’effacer de la mémoire du chien sa haine du Noir. Il lui inculquera, en échange, la détestation du Blanc, comme si la réponse à une exclusion devait être une autre exclusion, comme si à la haine devait répondre la haine… Un constat amer et sans illusion sur la nature et les réactions de l’espèce humaine… et, pour Romain Gary, la distance qu’il prend par rapport aux événements dont il est le témoin, aux États-Unis puis à Paris, à la veille des années 1970. Elle se double sur le plan personnel de la divergence de voies qui s’amorce entre son parcours et celui de Jean Seberg.

White Dog. Un univers de papier pour un roman où l’aventure personnelle de Romain Gary rencontre l’Histoire. Passionnant et magnifique.

Dans le maelström des années 1960

Les sixties, aux États-Unis, portent la marque des manifestations de plus en plus massives contre la discrimination raciale et pour l’égalité des droits. Résonnent tout au long de la pièce l’écho des manifestations qui secouent l’Amérique, les extraits émouvants du discours de Martin Luther King lors de la marche de Washington en août 1963, I Have a Dream. Remontent à la surface ces phrases prophétiques : « C’est l’heure de tenir les promesses de la démocratie. C’est l’heure d’émerger des vallées obscures et désolées de la ségrégation pour fouler le sentier ensoleillé de la justice raciale. C’est l’heure d’arracher notre nation des sables mouvants de l’injustice raciale et de l’établir sur le roc de la fraternité. »

Sur les bandes de papier se projettent la masse silencieuse des manifestants et les banderoles revendiquant l’appartenance de tous les hommes à l’espèce humaine : « I Am a Man » (je suis un homme). Elles envahissent l’espace et viennent se mêler aux échos de l’attentat de Memphis, en avril 1968, où Martin Luther King trouve la mort. Un écran de papier blanc pour les nuits noires où se construisit la contestation tandis que se profile la formation militaire des Noirs qui conduit en droite ligne au Vietnam d’un côté et à la radicalisation des Black Panthers de l’autre.

Dans l’espace abstrait, presque conceptuel de la scène, ces manifestations acquièrent une omniprésence obsédante et nous rappellent, s’il en était besoin, la volonté de changement et le formidable espoir qui secouèrent la société au cours de la décennie. Un moment d’émotion intense porté par un espoir fou…

(c) Vincent Muteau

(c) Vincent Muteau

Un univers de papier

Quel matériau plus que le papier pouvait rendre compte de la matière littérature ? Le texte de Romain Gary s’y projette parfois, filigrane qui tisse le discours de la scène. Le papier devient la matière même de cette littérature en monstration. Il forme la substance des marionnettes que les acteurs viennent habiter, à vue, en se glissant dans le costume de la marionnette ou en s’en coiffant tel un masque. Il est le mur qui se creuse pour laisser place au rectangle aux coins arrondis de l’écran de télévision, la porte qui laisse passer l’action et pénétrer les personnages. Il se fait silhouettes découpées de chiens « blancs » hurlant sur le plateau tournant dont les projecteurs démultiplient la forme, la rendant gigantesque, inquiétante.

La mise en scène abolit les frontières entre théâtre et marionnette, et à l’intérieur des codes de la marionnette, la distance entre marionnettes à vue et théâtre d’ombre. On pense au bunraku dont les manipulateurs opèrent de manière visible, mais aussi aux grandes marionnettes du Bread and Puppet Theatre, qui hantaient l’espace de la rue dans ces années-là. Toutes les références sont conviées à ce grand festin de l’intelligence et de la sensibilité. S’en dégage une poésie intense, la visitation des anges qui, descendus du plafond, nous communiquent leur pouvoir d’enchantement.

(c) Morgane Jehanin

(c) Morgane Jehanin

White Dog d'après le Chien blanc de Romain Gary (éditions Gallimard, collection Folio)

Adaptation : Brice Berthoud et Camille Trouvé
Mise en scène : Camille Trouvé, assistée de Jonas Coutancier
Avec : Brice Berthoud, Arnaud Biscay (en alternance avec Guilhem Flouzat ), Yvan Bernardet et Tadié Tuené
Marionnettes 
: Camille Trouvé, Amélie Madeline et Emmanuelle Lhermie
Scénographie : Brice Berthoud assisté de Margot Chamberlin
Musique : Arnaud Biscay et Emmanuel Trouvé
Création sonore : Antoine Garry
Création image Marie Girardin et Jonas Coutancier
Création lumière Nicolas Lamatière
Création costume Séverine Thiébault
Mécanismes de scène Magali Rousseau
Construction du décor Les Ateliers de la MCB
Remerciements Nathalie Arnoux

Du 22 novembre au 4 décembre 2024 Théâtre des deux rives, CDN de Normandie-Rouen
24 & 25 janvier 2025 MAC Créteil
21 mars 2025 Théâtre Gérard Phillipe, Frouard
3 & 4 avril 2025 Théâtre Paul Eluard, Bezons

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article