9 Février 2018
Décidément l’Irlande produit de drôles de phénomènes littéraires si l’on se réfère à Joyce ou à Beckett. Brian Friel, l’auteur du Guérisseur, est de la même trempe. Ce grand « Sage » de la culture irlandaise de la seconde moitié du XXe siècle nous offre ici une galerie de portraits d’une humanité saisissante dans un exercice de style qui flirte avec les marges du théâtre.
Étrange pièce que ce Guérisseur, à de multiples points de vue. Le personnage central, d’abord, autour de qui s’articule la pièce : Francis (ou Franck) Hardy, être profondément inadapté, se traîne de village en village d’Écosse, du Pays de Galles ou d’Irlande comme une bête de cirque, vendant son pouvoir – hypothétique mais cependant réel dans certaines occasions – de guérir par l’imposition des mains. « Le fantastique Francis Hardy, guérisseur » comme le clame la bannière qui marque l’arrivée du personnage dans les lieux perdus où il échoue, se trouve escorté par sa compagne – son épouse peut-être – et son manager dont on se demande quel intérêt le pousse à suivre et à soutenir une telle épave. Ils vont, à tour de rôle, nous raconter une histoire – à Franck Hardy reviendra le privilège de clore le parcours.
Du soliloque comme un des beaux-arts
La grande force de ce texte est de se composer de quatre monologues : ceux du personnage principal (au début et à la fin), celui de sa compagne, Grace, et celui de son impresario, Teddy. Tous racontent, d’une certaine manière, la même histoire. Comme dans Rashomon de Kurosawa où se confrontent à travers différents personnages les récits d’un même crime, ils livrent chacun une version de la personnalité du guérisseur et de leur rapport avec lui, une vision de ses rapports avec les autres et une vision d’eux-mêmes. Ils ne se rencontrent pas, ne communiquent jamais mais livrent chacun une partie de la vérité. Leur vérité. C’est par l’addition des histoires et des versions, l’empilement des détails retenus par chacun qu’on s’imagine reconstituer, peut-être à tort, la trame complète.
La fascination naît de cette répétition qui n’en est pas une. Ils nous parlent de la même chose, parfois même avec des mots similaires, mais leur expression varie, leur interprétation dérape, elle s’enrichit d’éléments additionnels qui nous font ajouter un oripeau de plus à chaque voyage, avancer d’un cran dans la connaissance de l’ensemble. Comme dans un thriller – qui raconterait ici l’histoire d’une déroute et l’avancée de la décomposition – nous découvrons, chapitre après chapitre, la manière dont le paysage s’est défait, dont la situation est partie en lambeaux, dont les liens se sont rompus : alcool, fausse couche, échecs jalonnent ce parcours. Seules quelques réussites accidentelles leur permettent parfois de sortir la tête de l’eau avant de sombrer à nouveau dans les brumes persistantes qui les engloutissent.
L’histoire, finalement, elle raconte quoi ?
Un guérisseur, sa femme et son impresario parcourent, dans un vieux camion, les routes, de village en village, jusque dans les contrées les plus reculées. La bannière qu’ils déroulent pour annoncer les « miracles » qu’accomplit le guérisseur n’est plus que la pâle réplique de leur splendeur d’antan.
Lui, le « guérisseur », ne croit plus vraiment à son pouvoir. Il noie ses angoisses dans le whisky qu’il absorbe, avachi à l’arrière du camion dans lequel ils voyagent, pour trouver la force de continuer. Rêveur, affabulateur, inadapté, il invente ses compagnons, les façonne à sa guise, les travestit, les maltraite. Elle, Grace, une ancienne avocate qui a fui la carrière que son père, juge, avait façonnée pour elle, a suivi Franck par amour. Pour elle amour et douleur sont les deux faces de la même médaille, sans qu’elle imagine d’autre issue. Elle éprouve vis-à-vis de Franck un mélange de désabusement résigné et de fascination. Quant à Teddy, il n’est qu’un impresario de seconde zone, qui se raconte des histoires pour oublier qu’il est un looser. Un trio magnifique, l’association de trois solitudes, de trois clochards célestes à la dérive, errant au milieu de nulle part, dans la désolation d’un monde où ils n’ont pas leur place, qui se dissout dans la brume, se perd dans l’inadéquation.
La revendication d’un théâtre « pauvre »
La mise en scène limite les accessoires. Le plateau est nu, à l’exception d’une bannière qui descend du plafond pour annoncer le Guérisseur, « ce soir seulement », et se rétracte ensuite. Tout au plus quelques vieilles chaises métalliques à la peinture écaillée gagnées par la lèpre et la rouille suggèrent-elles le dénuement et les extrémités auxquelles sont réduits les personnages. Un pauvre décor que chacun des personnages renverse ou réorganise à sa guise. Quelques jeux de lumière et, par moments, de la musique populaire aux accents irlandais, comme salie, abîmée par de mauvaises conditions de diffusion, parasitée par les bruits de la rue ou la rumeur des pubs, ou une vieille ritournelle de Fred Astaire, complètent l’environnement. Tout cela sent la déglingue, la décrépitude, le monde qui se délite.
Nous sommes dans un no man’s land, un espace suspendu entre deux mondes où le réel n’est qu’un lointain souvenir, un espace abstrait où se développe le fantasme de chacun, où s’installe l’imaginaire. Nulle indication de lieu ou d’époque si ce n’est qu’on est quelque part pas loin d’aujourd’hui. Un théâtre « pauvre » qui fait reposer sur les trois comédiens toute la force de l’histoire.
La vie rêvée : le théâtre pour les acteurs
Dans cette gigantesque absence au monde, cette marginalité magnifique que constitue la pièce, trois registres différencient les comédiens. Au Guérisseur (Xavier Gallais, ce soir-là), un sentiment d’immense lassitude, un laisser-aller fatigué traversé de brusques éclats de colère qui explosent sans crier gare, une poésie surgie du fond des bouteilles de whisky ou maintenue en dépit d’elles, l’inspiration parfois, qui vient perturber un quotidien uniformément terne, sans éclat, qui se dégrade au fil du temps. Lui, le Guérisseur, c’est l’artiste, qui ne comprend pas lui-même l’impact qu’il peut avoir, les éclairs de génie qui parfois surgissent sans qu’on sache pourquoi, vit avec angoisse son statut quotidien, toujours à la recherche de nouveaux miracles, toujours en porte-à-faux par rapport à lui-même, jamais à sa place et jamais en place… Il est incapable de se comprendre, encore moins de s’accepter. Il constate l’ascendant qu’il peut avoir sur les autres, mais cela ne lui est d’aucun secours. Ses doutes intérieurs sont puissants et il se résigne peu à peu à sombrer inéluctablement.
À Grace revient l’émerveillement naïf, mêlé de haine et de rancœur, face à son « homme », qui va de pair avec le désespoir profond qui l’accompagne quand elle donne naissance à un enfant mort-né. À elle la tragédie qui ne dit pas son nom, se dilue dans l’incertitude et la précarité. À l’impresario la volonté de l’illusion, de faire illusion, le jeu du clown et ses mimiques, les pas de danse esquissés des comédies musicales, l’habileté à faire tourner entre ses doigts son petit chapeau avant de s’en coiffer, la faconde du bonimenteur qui vous vendrait sa chemise, toute trouée et en loques qu’elle est.
Trois facettes et trois manières de jouer pour une même réalité réinventée par le théâtre, avec des comédiens qui jouent juste et ne forcent pas le trait. C’est par petites touches qu’ils se définissent, dessinent leur réalité et tracent le portrait de Franck, le voyant habité et en perdition.
Retour aux sources
Tout au long de la pièce courent en filigrane des noms de villages égrenés comme perles de chapelet. Des noms étranges, qui secrètent une poésie qui leur appartient en propre. L’errance qui transporte les personnages au bout de la Terre, en cette extrémité nordique de l’Écosse d’où l’on contemple les Hébrides, qui les entraîne sur ces routes qui sentent la terre et l’épaisseur villageoise, a un goût de lointain qui sonne le retour aux sources. C’est de l’Irlande colonisée, écartelée, réduite, d’une terre de légende où peut-être la magie n’est pas morte, que venait le Guérisseur. C’est à ce mirage, à cette Irlande que Franck conserve, collée aux semelles de ses chaussures, qu’il reviendra pour achever son parcours.
Ce retour aux sources n’est pas que le seul fait de la pièce. Créée par Laurent Terzieff au Lucernaire en 1986 sous le titre de Témoignages sur Ballybeg, elle revient d’une certaine manière à sa source française, remet ses pas dans ses traces originelles…
Voilà en peu de mots la matière d’un beau spectacle, émouvant et drôle tout à la fois, une de ces expériences limites où se révèle le théâtre et où il trouve son épanouissement. Il est heureux – et c’est pour nous un enchantement – que les comédiens soient à la hauteur de ce texte déroutant dans sa structure de monologues, comme si l’auteur voulait cheminer sur un fil mouvant, en permanent déséquilibre, à la limite de la rupture. Une fragilité qui fait sa très grande force…
Guérisseur (Faith Healer) de Brian Friel, traduit par Alain Delahaye (éd. L’Avant-scène Théâtre)
Mise en scène : Benoît Lavigne
Avec : Xavier Gallais ou Thomas Durand (Francis Hardy), Bérangère Gallot (Grace), Hervé Jouval (Teddy)
Du 31 janvier au 14 avril 2018, du mardi au samedi, 19h
Théâtre Le Lucernaire – 53 rue Notre-Dame-des-Champs – 75006 Paris
Tél. 04 42 22 66 87. Site : www.lucernaire.fr