28 Octobre 2017
Quand Marco Polo invente pour Kublai Khan des villes qu’il n’a jamais visitées, des villes de tous les désirs, de tous les rêves, des villes emplies de chausse-trappes et de perspectives trompeuses, on savoure avec un plaisir jubilatoire.
À lire et relire Italo Calvino on s’émerveille chaque fois de la délicate inventivité de ce qu’il faut qualifier de littérature à l’état pur. Point ici d’histoire atteignant son acmé à la fin du livre, de suspense haletant ou de nœud d’intrigue mais le plaisir sans tache de la spéculation littéraire. Des portraits de « Il était une fois » ou plutôt de « Si c’était », de villes qui n’ont jamais existé et n’existeront jamais sinon, comme le reconnaît l’auteur en les titrant, dans la mémoire, le désir et les signes, des villes dont l’existence même repose sur un postulat. Elles sont « continues », « cachées », « effilées », « continues », ont à voir avec les vivants et les morts, les échanges, les regards mais aussi avec le ciel. Chacune porte un nom et Calvino lui invente une histoire. Mais cette histoire nous entraîne sur les terres de l’étrange, là où les immeubles reposent sur une toile d’araignée, ont la tête à l’envers ou la texture cristalline d’une aile de libellule. On picore, on va et on vient, on joue à saute-mouton, ou plutôt à saute-ville. Et si chaque ville était comme une partie d’échecs dont on s’obstine en vain à découvrir les règles ? Il suffirait de déplacer les pièces pour inventer chaque fois une nouvelle forme, un nouveau modèle. Mais pour quel enjeu sinon la vacuité absolue, le vide sidéral ? Ne pourraient-elles pas trouver place dans un atlas qui leur invente à loisir des formes ? Dépositaire de nouveaux plans, inventant de nouvelles localisations, l’atlas parviendrait-il à les englober ? Où se trouve la vérité des villes ? Dans une exploration de l’espace-temps où les frontières deviennent mobiles, les définitions fuyantes, la discontinuité la règle ? Quelle direction prendrait l’univers ? Celle d’une spirale qui engloutit tout sur son passage ? Et qu’adviendrait-il des hommes ? Dans cet étrange dialogue entre Kublai Kan et Marco Polo, ponctué de propositions de possibilités de villes fantasmées, où le champ du langage découvre sans cesse des territoires vierges à explorer, s’amorce et se dessine en filigrane une réflexion plus profonde, plus désabusée et plus noire sur le monde moderne. Qu’importe ! on se laisse porter par les courants contraires à la rencontre de ces paysages inédits comme un enfant émerveillé de découvrir le monde dont la littérature est le credo.
Les Villes invisibles d’Italo Calvino
© Gallimard, 2013, pour la traduction française
Également en Folio, 2017