5 Août 2017
L’art moderne procède, dès le début du XXe siècle, à un dynamitage en règle des valeurs picturales des siècles qui l’ont précédé : mise en question de la figuration, de la perspective, développement de l’abstraction, etc. Face au torrent furieux qui se déverse sur le siècle, et à contrecourant, Derain, Balthus et Giacometti revendiquent les leçons de la peinture ancienne.
Quoique de générations différentes et dans des styles très différents, ils furent amis et puisèrent leurs références dans les leçons de l’art ancien, dans Piero della Francesca en particulier. Au-delà de cette revendication qui prend le contrepied de la volonté affichée par l’art moderne de mettre à bas les « valeurs » de la peinture, aucune correspondance de style, mais des amis communs, des modèles aussi, et des rencontres.
Organisé thématiquement, le parcours proposé par le musée d’Art moderne de la Ville de Paris croise les trois œuvres à partir d’un échantillon représentatif de thèmes : paysages, portraits, natures mortes, intérieurs, quelques scènes de rue, sculpture (pour Derain et Giacometti) et, signe des temps, décors et costumes de ballets et de pièces de théâtre. L’ombre du surréalisme plane sur l’ensemble, et avec lui la part du rêve. Franchissant les trente années qui séparent parfois les œuvres, l’exposition présente quelque 350 œuvres réalisées entre 1930 et 1960. Elle remet en lumière l’œuvre de Derain, absente de la scène parisienne depuis 1995, donne de Balthus un aperçu diversifié et d’Alberto Giacometti un éventail qui mêle peinture et sculpture. Les œuvres rassemblées proviennent des plus grandes collections particulières et muséales du monde : MoMA, Met, Tate Gallery, Hirshhorn Museum, Albright-Knox Art Gallery, Boijmans Museum, Fondation Pierre et Tana Matisse, Fondation Maeght, Fondation Beyeler… et grands musées français.
Trois artistes aux destins croisés
Leur rencontre est placée sous les auspices du surréalisme. Tous trois rencontrent Artaud, Breton, Max Jacob, Aragon, Desnos mais aussi, entre Saint-Germain-des-Prés et Montparnasse, Cocteau, Camus, Jouve, Beckett, Sartre et Malraux. Le spectacle vivant s’inscrit dans leur démarche, et ils mènent des projets avec Jean-Louis Barrault, Roger Blin, Boris Kochno, Marc Allégret. Ils fréquentent les milieux de la mode – Poiret, Dior, Doucet – et ont les mêmes amis dans le marché de l’art – Pierre Loeb, Pierre Colle, Pierre Matisse. Les rapprocher thématiquement, sans gommer leurs différences de style et d’approche ouvre donc une perspective intéressante.
Ressortir Derain de l’ombre ?
L’attitude assez ambiguë de Derain durant la guerre, acceptant une invitation à se rendre en Allemagne qui lui valut d’être ostracisé ensuite, demeure pour moi encore gênante – un documentaire le rappelle dans le cours de l’exposition. Sans doute être artiste dispense-t-il d’un jugement de type purement politique mais il y a cependant une marge entre la poursuite de la création et la participation aux grandes œuvres du régime. Picasso, qui vécut lui aussi à l’intérieur même du système, avait fait profil plus bas… Du moins Derain, à l’inverse de Céline, ne manifeste pas d’allégeance au système politique dans sa peinture. Mais, en dépit de cette « neutralité » les questions demeurent sur ce qu’était l’homme…
S’ajoute que l’œuvre de Derain m’a toujours semblé inégale au plan esthétique. Un peu pot-pourri, sa peinture démontre, certes, un savoir-faire indéniable, mais n’engendre pour moi aucune émotion esthétique, comme si toute âme en était absente. Plus intéressante apparaît sa contribution sculptée. Les nombreux masques présents dans l’exposition rappellent en outre l’importance que l’art « nègre » occupa dans tous les esprits dans le premier tiers du XXe siècle.
Alberto Giacometti - Femme couchée qui rêve - Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington, D.C.
Giacometti : l’essence des choses
Plus passionnante est l’œuvre de Giacometti, dont l’exposition présente des peintures et des sculptures, ainsi que quelques contributions scéniques, dont l’arbre complètement dépouillé, élancé et squelettique, formant le décor d’En attendant Godot.
Dans la sculpture, on retrouve ces personnages qui semblent marcher avec aux pieds des semelles de plomb qui ancrent au sol une silhouette qui tend à se dissoudre dans l’air tant elle est élancée et immatérielle. Ou une mise à plat, au sens propre, qui réduit les trois dimensions de la sculpture à quasi deux, n’était l’allure malaxée, travaillée par l’esprit tourmenté de l’artiste, qui demeure sous toutes les faces. L’exposition présente cependant l’un de ces personnages filiformes de manière dynamique, en mouvement, le visage levé vers le haut, en déséquilibre car lancé résolument vers l’avant. Ces signes de personnes, indifférenciées, voisinent avec ces bustes tout aussi méconnaissables sinon en tant que représentations de l’espèce humaine.
Quelques sculptures viennent rompre avec cette sinuosité granuleuse : une tête cubiste de toute beauté, et un archétype féminin, l’Objet invisible, présentant une femme assise ramenée presque à la verticale, très inspirée par l’art « primitif ». Toute en lignes pures, parfois géométriques – le visage apparaît comme un masque divisé en deux par un angle franc qui partage le visage en suivant l’arête du nez – surface polie, elle semble, mains et bouche ouverte, vouloir exprimer quelque chose. Elle a sur les pieds comme une planchette de bois, dont le sens nous échappe. Les critiques voient en cette image la référence à la maternité, ce qui me semble peu avéré. En revanche se dégage de cette femme, paradoxalement, une grande humanité.
La peinture de Giacometti est tout aussi remarquable. Une parcimonie dans l’utilisation des couleurs pousse chaque tableau vers le monochrome ou presque, souvent dominé par le noir et le blanc, avec toutes leurs nuances, parfois des bruns ou des ocres, une trace rouge de-ci, de-là, un filet blanc qui souligne une silhouette. L’artiste gratte la peinture, la griffe, dans des parcours souvent anguleux. Il enferme maintes fois hommes (ou plutôt femmes) et choses dans un cadre qui vient s’insérer dans le cadre de l’encadrement de la peinture, comme s’il voulait conférer aux êtres ou aux choses qu’il représente le statut d’objet mis en représentation. Le dialogue entre les nuances infinitésimales qui animent le fond des tableaux et les tracés volontairement sommaires qui définissent personnages et objets donnent à ces représentations « réalistes » valeur d’abstraction.
Balthus : la violence de l’érotisme en teintes assourdies
J’en terminerai avec Balthus et son étrange peinture chargée d’un érotisme qui suscite parfois le mal être, tant ces enfants saisis dans des attitudes ou des positions équivoques engendrent une certaine gêne. Ces fillettes alanguies dont la pose dévoile un lambeau de chair, dont l’attitude abandonnée suggère on ne sait quoi, ces enfants représentés fesses en l’air, offertes au voyeurisme ou ces nus pré-pubères ou presque ont un côté dérangeant. N’en demeure pas moins que la peinture est intéressante. Des visages parfois très massifs ou limités à des lignes de force, à des expressions qui disent la situation plus que le personnage, une manière incomparable d’assourdir les couleurs, de mêler les pigments avec une matière granuleuse, de donner une opacité qui semble voiler l’ensemble du tableau, lui donner un caractère d’irréalité, produisent une impression tout à fait fascinante.
Et puis il y a quelques bonheurs plus simples, ou plus culturels : une fillette qui joue au bilboquet dans les jardins du Luxembourg, toute de légèreté et de douceur. Ou une nature morte d’excellente facture qui cite avec brio l’art du XVIIe siècle, cependant mis à mal par le choix des objets qui figurent sur la table – une référence au sort que réserve l’art moderne à l’art ancien ? La carafe où se déploie l’art des transparences et des reflets est brisée. La pomme de terre a remplacé les pommes ou les avalanches de fruits ou de victuailles ; la table s’est faite modeste, la miche de pain est devenue visage, ou sexe dans lequel le couteau se plante agressivement…
Au total, la confrontation s’avère intéressante. De ces trois regards qui s’entrecroisent dans une alliance commune de tradition et de modernité, on retient les multiples facettes qui viennent s’ajouter à la multiplicité des remises en question rendent le XXe siècle si passionnant sur le plan artistique.
Derain, Balthus, Giacometti – Une amitié artistique
Commissaire : Jacqueline Munck
Musée d’art moderne de la Ville de Paris – 11, avenue du Président Wilson – 75116 Paris
Du 2 juin au 29 octobre 2017, du mardi au dimanche 10h-18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h
Tél. 01 53 67 40 00. Site : www.mam.paris.fr