25 Février 2017
Cette fable grinçante met en scène un mariage huppé qui dégénère en un jeu de massacre où les non-invités du mariage, les exclus, prennent le pouvoir, pillent, détruisent et deviennent les nouveaux nantis. Tout semblant d’humanité vole en éclat et personne ne sort indemne de cet ouragan qui balaie vernis social et morale.
Le thème de la noce au cours de laquelle l’ordinaire des relations sociales se délite n’est pas nouveau. On connaissait la Noce de Tchekov, courte farce où une vieille fille disposant d’une jolie dot épouse un fiancé très intéressé par sa fortune. Le banquet fournit le prétexte à une critique cocasse des conventions sociales et de l’institution du mariage arrangé. Plus proche encore est la Noce chez les petits bourgeois de Bertold Brecht, œuvre de jeunesse écrite en 1919 et jouée pour la première fois en 1926. À la manière de la comédie bavaroise, revue par Karl Valentin, Brecht met en scène le règlement de comptes méthodique auquel se livrent les invités de la noce. La façade des conventions se lézarde pour laisser voir, dans les abîmes ainsi ouverts, les infractions en tout genre à la décence, à la civilité, à l’amour et à l’amitié.
Une fête aux allures de descente aux enfers
Jean-Luc Lagarce n’innove donc pas dans le thème et il est étonnant que la mention à la pièce de Brecht, qu’il ne devait pas ignorer, n’apparaisse nulle part dans les documents de présentation du spectacle. Lagarce réactualise le thème. Un mariage très « hype » rassemble toute la bonne société d’un pays qu’on ne connaît pas, tout comme on ignore qui sont les mariés. Parmi les convives figure un couple plus modeste pour qui cette invitation est une consécration, mais leur présence fait « tache » dans le décor. Le père cherche sa place, la mère a mal aux pieds, leur fille de douze ans suit tant bien que mal, si bien qu’elle se perd.
Dans le même temps se pressent aux portes de la réception des gens qui n’ont pas été invités mais qui, pourtant, voudraient être de la fête. Ils forcent donc le passage pour imposer leur présence, avec la fillette à leur remorque. Leur avidité de s’emparer de tous ces fruits défendus vire bientôt à la destruction, au pillage et au viol. La salle de banquet devient un champ de ruines tandis que se dégonfle le mythe de la mariée, qui est vieille et moche et non la créature de rêve que chacun imaginait.
Mais voici que ces pillards qui se sont approprié le bien d’autrui par le vol se sentent à leur tour des âmes de propriétaires, de possédants lorsque les forces de l’ordre décident de les déloger. La fête et l’orgie virent au cauchemar dans un décor de fin du monde jonché de débris de toute sorte…
Tout un peuple de laissés pour compte
Jean-Luc Lagarce campe pour figurer les exclus toute une galerie de personnages passés au vitriol. Il y a le pauvre, qui porte le costume de son père, de son grand-père et du père de son grand-père, seul legs de celui qui disait d’eux : « Ils se battront sur ma tombe, à peine froid, pour ces vieilles hardes, guenilles… ».
Il y a la famille miraculeusement admise à la noce qui se tient là comme une verrue dans un univers où elle n’a pas sa place, que la fillette décrit avec toute la cruauté possible : « Ma mère marchant le long de la table dans ses escarpins empruntés lui faisant mal aux pieds‚ c’était un spectacle irrésistible !… Et mon père n’en finissant pas de s’excuser…"Pardon‚ pardon‚ pardon…" S’excuser de bousculer‚ d’effleurer‚ de gêner‚ de déranger… "Pardon‚ pardon‚ excusez-moi monsieur‚ excusez-moi madame‚ d’être une demi-portion d’invité… demi-solde de convive… Pardonnez-moi‚ je vous en prie‚ pardonnez-moi d’exister…" Triste vision pour une enfant de mon âge… »
Il y a la domestique, écartée comme un vieux chiffon qu’on met au rebut : « Ce n’est pas possible‚ ce n’est pas possible‚ cela ne se fait pas… on n’embauche pas du personnel à la place des vieux et fidèles outils… J’ai toujours servi la soupe‚ j’ai droit à la mise en scène complète du repas de Noce !… », ajoutant : « Le vieux personnel a fait son temps. […] Fin d’une époque et date historique »
Il y a la dame qui ne se résout pas à son exclusion : « "Quand on n’est pas invité‚ il faut savoir s’incliner." Qui a dit ça ? […] Je veux ma place… "L’essentiel‚ c’est de participer." Qui a dit ça ?… »
De la cruauté au grand-guignol
Ce petit peuple qui prend sa revanche se muera, avec toute la médiocrité dont il est capable, en monstres sans foi ni loi :en voleurs – « Nous avons emporté l’argenterie... Nous avons volé les chandeliers‚ les candélabres et le service en porcelaine... » ; en gloutons insatiables s’emparant des « entrées et plats de résistance après un combat acharné ! » ; en êtres dépourvus de morale – « Ils me disaient : "Vous‚ Madame‚ vous aussi‚ vous participez à cette trahison !..." Et moi‚ je riais‚ je riais et je m’en mettais plein les poches !... » et acharnés à détruire – « Ce que je ne pouvais emporter‚ je le cassais ou je le salissais... J’en faisais des tas et j’y mettais le feu... »
L’auteur ne fait de cadeau à personne. Il flagelle, fustige, décortique, met à nu la noirceur qui se trouve tapie dans les replis des êtres, dynamite les apparences et bombarde les faux semblants à gros boulets avec une jubilation qui tire la pièce vers la farce là où elle est tragédie.
Un jeu dont l’outrance aurait gagné à plus de subtilité
La mise en scène entraîne le spectacle vers la dérision violente. Le jeu est grossier, outré, porté aux extrêmes. Les personnages sont réduits à des archétypes dépourvus de psychologie, des pantins qui se désarticulent sous la conduite d’un marionnettiste fou. Les comédiens, très jeunes, renforcent le côté potache-père Ubu. Ils mènent tambour battant le déroulement de l’intrigue. On regrettera cependant l’absence de nuances dans leur jeu. À trop vouloir simplifier et frapper fort, on perd du sens. La montée progressive de la violence, qui est pourtant présente dans le texte, n’apparaît pas dans le jeu trop porté, dès l’abord, vers l’excès et la profération. On aimerait savourer la force des mots, les articulations des phrases ; ils sont noyés dans la gesticulation des acteurs. Du coup, on reste sur sa faim et c'est dommage…
Noce de Jean-Luc Lagarce
Mise en scène : Pierre Notte
Avec Grégory Barco, Bertrand Degrémont, Ève Herszfeld, Amandine Sroussi, Paola Valentin
Du 25 janvier au 11 mars 2017, du mardi au samedi à 21h
Théâtre Le Lucernaire – 53 rue Notre-Dame des Champs – 75006 Paris
Tél. 01 45 44 57 34. Site : www.lucernaire.fr