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Arts-chipels.fr

Le Rembrandt de Jean Genet. Piégé dans les reflets

Le Rembrandt de Jean Genet. Piégé dans les reflets

Jean Genet revient à plusieurs reprises au cours de son existence sur l’œuvre de Rembrandt. Sa vision très singulière de l’œuvre du peintre prend la forme d’une interrogation sur lui-même qu’il mène avec l’acuité d’introspection qu’on lui connaît.

De Genet, on connaît, bien sûr, le théâtre (les Bonnes, le Balcon, etc.), toutes pièces fascinantes dans leur interrogation sur l’essence même du théâtre. On connaît le personnage homosexuel et tourmenté, dépeint par Sartre dans son Saint Genet, comédien et martyr, qui rendait au personnage toute sa complexité. Sartre disait de son livre en 1952 : «Montrer les limites de l'interprétation psychanalytique et de l'explication marxiste et que seule la liberté peut rendre compte d'une personne en sa totalité, faire voir cette liberté aux prises avec le destin d'abord écrasée par ses fatalités puis se retournant sur elles pour les diriger peu à peu, prouver que le génie n'est pas un don mais l'issue qu'on invente dans les cas désespérés, retrouver le choix qu'un écrivain fait de lui-même, de sa vie et du sens de l'univers jusque dans les caractères formels de son style et de sa composition, jusque dans la structure des images, et dans la particularité de ses goûts, retracer en détail l'histoire d'une libération : voilà ce que j'ai voulu ; le lecteur dira si j'ai réussi.» L’ensemble était à la hauteur de l’ambition, montrant en Genet à la fois le voyou, l’homosexuel, l’homme qui interroge l’apparence et pour qui le théâtre est un véritable en-jeu, le révolté contre la société et bien d’autres choses encore…

Des écrits peu connus, rescapés du désastre

On connaît moins, voire pas du tout, en revanche, ses écrits sur Rembrandt et le fait même, non seulement qu’il se soit intéressé à la peinture, mais qu’il ait établi avec Rembrandt un parallèle pour le moins troublant. Le livre publié par les éditions Gallimard agrège, en fait, un texte paru dans l’Express et un autre, assez singulier, publié dans la revue Tel quel. Le second met deux textes en parallèle : une rencontre improbable de Genet avec un homme dans un train, qui est pour lui l’occasion d’une réflexion sur moi-même et les autres, moi dans les autres et les autres dans moi, et son analyse très particulière de l’œuvre de Rembrandt, dans un jeu de miroirs où l’un éclaire l’autre. Ce texte est un rescapé de la destruction de manuscrits qu’il effectue à la mort de son petit ami. Il est donc aussi une relique, texte inachevé d’un essai où c’est le personnage Genet qui apparaît en filigrane et qui, interrogeant Rembrandt, se penche sur lui-même.

Une vision singulière de Rembrandt

Dans l’œuvre de Rembrandt, Genet s’intéresse davantage aux peintures de l’homme fait, mûr, et dégage le non-psychologisme des portraits, comme si toute l’œuvre mettait en scène une sorte de personnage universel, qui est en fait une sorte de reflet de Rembrandt lui-même, et de ses obsessions – la profusion des autoportraits témoignant de son interrogation inquiète sur l’être – mais en même temps l’attestation de l’existence d’un homme non différencié – chacun équivalant à l’autre. Sa personnalité d’homme de théâtre, sensible aux artifices, le fait s’attacher aux fastes déployés dans l’œuvre de Rembrandt, non comme l’expression de l’aisance financière ou de la nature dépensière du peintre, mais comme une magnification du peindre, appliquée y compris aux sujets les plus humbles.

Au jeu des reflets…

La seconde partie révèle encore davantage le jeu de miroirs que Genet établit entre lui-même et Rembrandt. Le questionnement se fait plus aigu, les obsessions plus présentes. La forte charge physique et sexuelle présente dans l’œuvre de Genet trouve son écho dans les personnages lourds de Rembrandt, pesant de tout leur poids de chair, pleine ou fatiguée, resplendissante ou usée par les ans, qui mobilisent chez lui tous les sens : un poids de réalité dont il (Genet) ne peut se défaire en dépit d’une aspiration – peut-être – à une spiritualité plus désincarnée. Ce texte exprime toutes les contradictions du personnage, ses interrogations sur l’être et sur la nature de l’individualité ; le désespoir aussi qu’entraîne cet équivalence de soi et des autres…

On aurait rêvé de voir cet essai terminé. Ces fragments de pensée, échappés à l’oubli, n’en conservent pas moins l’aspect passionnant que recèlent les esquisses dans ce qu’elles montrent le processus de création en gestation.

SF

Jean Genet – Rembrandt (l’arbalète, Gallimard, nouvelle édition, 2016)

 

Rembrandt (extraits)

Le secret de Rembrandt, publié dans l’Express le 4 septembre 1958

On l’a écrit : Rembrandt, au contraire de Hals, par exemple, savait mal saisir la ressemblance de ses modèles ; autrement dit, voir la différence entre un homme et un autre. S’il ne la voyait pas, c’est peut-être qu’elle n’existe pas ? Ou qu’elle est un trompe-l’œil ? Ses portraits, en effet, nous livrent rarement un trait de caractère du modèle : l’homme qui est là n’est, a priori, ni veule, ni lâche, ni grand, ni petit, ni bon, ni méchant, il est capable, à tout instant, d’être cela. Mais jamais n’apparaît un trait caricatural apporté par un jugement préalable.

[…]

Rembrandt sait qu’il est blessé [à la mort de Saskia], mais il veut guérir. D’où cette impression de vulnérabilité quand nous regardons ses autoportraits, et l’impression de force confiante quand nous sommes en face des autres tableaux.

[…]

C’est l’Ancien Testament surtout qui inspire sa théâtralité. Il peint. Il est célèbre. Il s’enrichit. Saskia est couverte d’or et de velours… Elle meurt. […] Le faste, il y tient encore – je parle d’un faste imaginaire, rêvé – et à une certaine théâtralité. Pour s’en défendre, il leur fera subir un curieux traitement : à la fois il va exalter les somptuosités conventionnelles et à la fois les dénaturer […]. Cet éclat qui les fait paraître précieux, il va le faire passer dans les matières les plus misérables, si bien que tout sera confondu. Rien ne sera plus ce qu’il paraît, mais ce qui va, sourdement, illuminer la plus humble matière, c’est bien le feu pas encore éteint d’un vieux goût du faste qui, au lieu d’être sur la toile et l’objet représenté, sera mis dedans.

Cette opération, menée lentement, lui apprendra que chaque visage se vaut, et qu’il renvoie – ou conduit – à une identité humaine qui en vaut une autre.

Quant à la peinture, ce fils de meunier qui à vingt-trois ans savait peindre, et admirablement, à trente-sept, il ne saura plus. C’est maintenant qu’il va tout apprendre, avec une hésitation presque gauche, sans jamais se risquer à la virtuosité. Et lentement, il découvrira encore ceci : chaque objet possède sa propre magnificence, ni plus ni moins grande que celle de tout autre ; or lui, Rembrandt, doit la restituer, et cela l’amène à nous proposer la magnificence singulière de la couleur.

[…]

Rembrandt ? Sauf dans quelques portraits fanfarons, tout révèle, dès sa jeunesse, un homme inquiet, à la poursuite d’une vérité qui le fuit.

[…]

[…] en 1642 – mais l’homme déjà n’était pas banal – le malheur surprend, désespère un jeune ambitieux, plein de talent, mais aussi plein de violences, de vulgarités et d’exquises délicatesses.

Sans espoir de voir un jour le bonheur réapparaître, avec un effort terrible, il va essayer, puisque seule la peinture demeure, de détruire dans son œuvre et en lui-même tous les signes de l’ancienne vanité, signes aussi de son bonheur et de ses rêves. À la fois, il veut, puisque c’est le but de la peinture, représenter le monde, et à la fois le rendre méconnaissable. […] Cet effort l’amène à se défaire de tout ce qui, en lui, pourrait le ramener à une vision différenciée, discontinue, hiérarchisée du monde : une main vaut un visage, un visage un coin de table, un coin de table un bâton, un bâton une main, une main une manche… et tout cela […] renvoie d’abord à la main, à la manche, puis à la peinture, sans doute, mais à partir de cet instant, sans cesse de l’une à l’autre, et dans une poursuite vertigineuse, vers rien.

[…]

Vers les années 1666 à 1169 il devait y avoir à Amsterdam[…] ce qui restait d’un personnage réduit à l’extrême, presque complètement disparu, allant du lit au chevalet, du chevalet aux chiottes – où il devait encore griffonner avec ses ongles sales – et cela qui restait ne devait guère être autre chose qu’une cruelle bonté, proche, pas loin de l’imbécillité. […] Une main crevassée qui tenait des pinceaux trempés dans du rouge et du brun, un œil posé sur les objets, rien que ça, mais l’intelligence qui liait l’œil au monde était sans espoir.

Sur son dernier portrait, il se marre doucement. Doucement. Il sait tout ce qu’un peintre peut apprendre. Et d’abord ceci (enfin, peut-être ?) que le peintre est tout entier dans le regard qui va de l’objet à la toile, mais surtout dans le geste de la main qui va de la petite mare de couleur à la toile.

Le peintre est là, rassemblé, dans le cheminement tranquille, sûr, de la main. Plus que ça au monde : ce tranquille va-et-vient frissonnant en quoi se sont changés tous les fastes, les somptuosités, toutes les hantises. Légalement il n’a plus rien. Grâce à un jeu d’écritures, tout est entre les mains d’Hendrickje l’Admirable et entre les mains de Titus. Rembrandt ne possèdera même plus les toiles qu’il peindra.

[…] Ce qui reste de lui est bon pour la voirie, mais avant, mais juste avant, il doit encore peindre Le Retour de l’enfant prodigue.

Il meurt avant d’avoir eu la tentation de faire le pitre.

Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes

Un double texte, présenté en 2 colonnes : celui qui met en scène la perception aiguë par Genet de la perte de l’individualité ; la référence qu’il rapporte à Rembrandt dans une description saisissante.

Des textes sauvés parce que publiés un peu avant la destruction par Genet de ses manuscrits à la suite de la mort de son ami Abdullah Bentaga.

Sur Rembrandt

Comme une odeur d’étable : quand, des personnages, je ne vois que le buste (Hendrickje à Berlin) ou seulement la tête, je ne peux m’empêcher de les imaginer debout sur du fumier. Les poitrines respirent. Les mains sont chaudes. Osseuses, noueuses, mais chaudes. […] Sous les jupes d’Hendrickje, sous les manteaux bordés de fourrure, sous les lévites, sous l’extravagante robe du peintre les corps remplissent bien leur fonction : ils digèrent, ils sont chauds, ils sont lourds, ils sentent, ils chient. – Aussi délicat que soit son visage et grave son regard, la « Fiancée juive » a un cul. Ça se sent. Elle peut d’un moment à l’autre remonter ses jupes. Elle peut s’asseoir, elle a de quoi.

[…]

Pour Rembrandt, toute son œuvre me fait penser qu’il ne lui suffisait pas de se débarrasser de ce qui l’encombrait pour réussir cette transparence, dit plus haut, mais de le transformer, de le modifier, de lui faire servir l’œuvre. Défaire le sujet de ce qu’il a d’anecdotique et le placer sous une lumière d’éternité. Reconnu par aujourd’hui, par demain, mais aussi par les morts.

[…]

À l’origine de ces lignes il y a mon émotion (à Londres il ya a douze ans) devant ses plus beaux tableaux. – Qu’est-ce que j’ai donc ? Pourquoi ça ? Qu’est-ce que c’est que ces peintures dont j’ai tant de mal à me désembourber ? Qui est cette Mme Trip ? Ce Monsieur…Non. Je ne me suis jamais demandé qui étaient ces dames et ces messieurs. Et c’est peut-être, plus ou moins nette, cette absence de question qui me fait tiquer. Plus je les regardais, et moins ces portraits me renvoyaient à quelqu’un. À personne. Il me fallut sans doute assez longtemps pour arriver à cette idée, désespérante et enivrante : les portraits faits par Rembrandt (après la cinquantaine) ne renvoient à personne d’identifiable. Aucun détail, aucun trait de physionomie ne renvoie à un trait de caractère, à une psychologie particulière. […] Et plus je les regardais, espérant saisir, ou l’approcher, la personnalité, comme on dit, découvrir leur identité particulière, plus ils s’enfuyaient – tous – dans une fuite infinie, et à la même vitesse. Seul Rembrandt lui-même – à cause peut-être de l’acuité de son regard scrutant sa propre image – gardait un peu de particularité : au moins l’attention. Mais les autres, si j’avais compté comme négligeable cette profonde tristesse, s’enfuyaient sans rien permettre saisir d’eux.

Négligeable, cette tristesse ? Celle d’être au monde ? Pas autre chose que l’attitude prise naturellement par les êtres quand ils sont seuls, en attente d’agir, comme ceci ou comme cela. Lui-même, Rembrandt, dans son portrait à Cologne, où il rit. Le visage et le fond sont si rouges que tout le tableau fait penser à un placenta séché au soleil.

[…]

C’est à partir du moment qu’il dépersonnalise ses modèles, qu’il enlève tous caractères identifiables aux objets, qu’il donne aux uns et aux autres le plus de poids, la plus grande réalité.

Il s’est passé quelque chose d’important : en même temps qu’il reconnaît l’objet l’œil reconnaît la peinture, comme telle. Et il n’en sortira plus. Rembrandt ne la dénature plus en essayant de la confondre avec l’objet ou le visage qu’elle est chargée de figurer : il nous la présente comme matière distincte, pas honteuse d’être ce qu’elle est.

[…]

Et il va de soi que toute l’œuvre de Rembrandt n’a de sens – au moins pour moi – que si je sais que ce que je viens d’écrire était faux.

Le texte mis en parallèle

Un homme était identique à un autre. Voilà ce qui m’avait giflé. […] Au monde il existe et il n’exista jamais qu’un seul homme. Il est tout entier en chacun de nous, donc il est nous-même. Chacun est l’autre et les autres. […] un phénomène, dont je ne connais pas le nom, semble diviser cet homme à l’infini cet homme unique, le fragmente apparemment dans l’accident et dans la forme, et rend étranger à nous-même chacun des fragments.

[…]

D’ici peu, me dis-je, rien ne comptera de ce qui eut tant de prix : les amours, les amitiés, les formes, la vanité, rien de ce qui relève de la séduction.

[…]

« D’ici peu, plus rien ne compter… » Ou rien ne serait changé ? Si chaque enveloppe, précieusement, recèle une même identité, chaque enveloppe est singulière et réussit à établir entre chacun de nous une opposition qui paraît irrémédiable, à créer une innombrable variété d’individus qui se veulent : l’un-l’autre.

(à partir de là Genet décrit le lent sentiment de dépossession et la perte de prise sur le monde. Désenchantement, dégoût de soi-même, perte du sentiment érotique).

[…]

Ainsi, chaque personne ne m’apparaissait plus dans sa totale, dans son absolue, dans sa magnifique individualité : fragmentaire apparence d’un seul être elle m’écœurait davantage. Pourtant, j’écrivais ce qui précède sans cesser d’être inquiété, travaillé par les thèmes érotiques qui m’étaient familiers et qui dominaient ma vie. J’étais sincère quand je parlais d’une recherche à partir de cette révélation « que tout homme est tout autre homme et moi comme tous les autres » – mais je savais que j’écrivais cela aussi afin de me défaire de l’érotisme, pour tenter de le déloger de moi, pour l’éloigner en tout cas.

 

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