22 Février 2017
Loin de se développer dans une direction unique, l’art américain de cette époque chemine de l’abstraction au réalisme social, du régionalisme aux revendications ouvrières ou noires. Marsden Heartley, Georgia O’Keeffe ou Edward Hopper offrent des voix contemporaines aussi intéressantes que diversifiées.
Organisée en collaboration avec l’Art Institute de Chicago, cette exposition présente une cinquantaine de toiles issues des collections publiques américaines (l’Art Institute à Chicago, le Whitney Museum, le Museum of Modern Art à New-York...) et de collections particulières, dont la diversité reflète toute la richesse de cette période précédant la Seconde Guerre mondiale.
Elle met l’accent sur une période peu connue de la peinture américaine, avant l’explosion qui fait suite à l’exil d’un grand nombre d’artistes européens vers les États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale et qui consacre l’avènement de l’Amérique sur le plan artistique.
L’Europe, une grande aînée
Il est amusant de constater qu’à la manière de leurs aînés, les artistes américains font un séjour à Paris, comme les anciens faisaient leur tour d’Europe et que l’Europe constitue encore la référence de l’art, même si se dégagent des thématiques qui s’éloignent de l’aventure picturale européenne de la même époque.
On voit ainsi la peinture américaine traversée par tous les grands mouvements qui agitèrent le Landerneau artistique vers le début du siècle : Dada et le surréalisme, le cubisme, le fauvisme parfois, le modernisme façon Fernand Léger, l’expressionnisme sous sa forme Otto Dix, le réalisme aussi, qui revêt dans la peinture américaine un aspect à nul autre pareil dans sa description quasi maniaque et millimétrée des gens « ordinaires ». Natures mortes surréalisantes de Geogia O’Keeffe, néo-cubisme de Stuart Davis affrontent la vision – ironique ? – d’une Amérique rurale, « éternelle », engoncée dans le puritanisme, dépeinte par Grant Wood dont le tableau American Gothic (1930) est exposé pour la première fois en Europe.
Un pays marqué au fer par la crise économique de 1929
Et puis l’on découvre des œuvres très marquées par le contexte social, beaucoup plus qu’en Europe où l’art semble déconnecté en grande partie de la réalité sociale. La chute de la bourse de New York le 29 octobre 1929, ce « jeudi noir » et son cortège de chômage, expropriations et précarité marque les esprits – et la peinture. Elle donne lieu à des œuvres qui ne sont pas toutes, loin s’en faut, intéressantes sur le plan esthétique, mais qui donnent de l’Amérique une image passionnante, très individualisée par rapport à l’art européen. On constate qu’avant le maccarthysme, existait une Amérique « rouge », ouvertement communiste même, avant que la Russie ne devienne le grand Satan. On la connaissait à travers le cinéma mais pas à travers ce médium « bourgeois » que constituait la peinture.
La peinture, reflet de l’émergence de la puissance industrielle américaine
Références à Vladimir Illitch (Lénine), exaltation des travailleurs, portraits de militants, effets de la crise de 1929… voisinent avec la fascination pour le monde de la machine et de l’industrialisation. Ici les usines ne crachent pas des fumées toxiques, elles sont la manifestation de la puissance américaine, le symbole de ce monde nouveau qui s’est développé en marge de la vieille Europe. Si Joe Jones montre la difficile condition de vie des dockers de Saint-Louis, Les vues d’usines de Charles Sheeler ou de Charles Demuth témoignent de la fascination qu’exerce le monde industriel.
Une Amérique « éternelle » et une histoire en train de se constituer
Le monde rural et les travaux saisonniers conservent leur aspect intemporel et rassurant chez Grant Wood ou Marvin Cone tandis que Thomas Hart Benton pointe les difficultés des ouvriers agricoles du Sud. George Washington veille sur les vieilles filles de l’Amérique en train de prendre le thé, engoncées dans leurs vêtements et leur décence de bon ton… tandis qu’Alexandre Hogue présente l’Amérique comme une femme au corps nu et fatigué. La peinture exalte le souvenir des pionniers, la communauté shaker (Sheeler, Home, Sweet Home) ou la Guerre d’indépendance, ou mettent en avant les populations natives avec les « compositions indiennes » de Kingsland Morris.
L’aventure moins glorieuse de l’esclavagisme y fait son apparition. Aspiration, d’Aaron Douglas, appelle les noirs à briser leurs chaînes. Véritable ode au modernisme, l’industrialisation apparaît comme un moyen de libération de l’homme noir. Ce tableau répond à une autre vision de la culture noire américaine qui intègre le jazz et les codes très colorés de la peinture haïtienne : autre image de la négritude.
Le gouvernement ne se trompe pas sur l’enjeu que représente l’art comme emblème de la constitution d’une identité américaine propre : l’administration Roosevelt, au travers du Public Work of Art Project, soutient la réalisation d’œuvres à vocation historique : de grandes peintures murales pour les bâtiments officiels. Le Mexique ne procédera pas autrement dans sa revendication identitaire pour affirmer son indépendance.
La fascination de la ville
Aux difficultés quotidiennes répondent leur contrepied : la volonté d’en faire abstraction et de s’échapper vers les tentations qu’offre la grande ville. Goût pour la musique, ambiances festives, exubérance des marins en goguette après avoir touché terre conduisent à traiter la rue comme un sujet à part entière. William H. Johnson le propose avec Street Life où il met en scène un couple noir élégant à Harlem tandis que Reginald Marsh illustre l’engouement pour le cinéma avec Twenty Cent Movie. Mais déjà le tableau se fissure, en particulier dans les autoportraits de Walt Kuhn (en clown) ou d’Ivan Albright (torturé et monstrueux).
Guerres externes, combats internes
Bombardment, de Philip Guston, ou The Eternal City, de Peter Blume (qui intègre dans le tableau un portrait grotesque de Mussolini) expriment la préoccupation des artistes face à la montée des fascismes. Quant à Lénine, que Louis Guglielmi figure dans le désert de Phoenix, il rappelle l’enjeu politique du moment, alors que Joe Jones, plein d’ironie, dénonce dans American Justice, les exactions du Ku Klux Klan.
Le tournant de l’art américain
Un Ovni traverse en solitaire cette fresque très sociale : une représentation en gros plan, sur un tableau grand format, d’une tablette de chewing-gum Wrigley qui semble annoncer, avant l’heure, la mise en coupe de la société de consommation opérée par le pop art.
Deux toiles achèvent le parcours de l’exposition. Elles sont les symboles des deux voies majeures qu’empruntera l’art américain : le réalisme avec le célèbre Gas, d’Edward Hopper, qui montre une station-service (autre manière de marquer la place prépondérante qu’occuperont la voiture et son symbole-phare, l’entreprise Ford) la nuit, brillant des mille feux de la fée électricité ; l’abstraction avec Jackson Pollock, qui n’en est pas encore au dripping mais trace une vision expressionniste-abstraite assez terrifiante de la réalité, qui rappelle l’inquiétude manifestée par Paul Klee dans ces tableaux où l’image de la mort apparaît.
Ainsi s’ouvre un nouveau pan de l’histoire de l’art américain. L’art moderne est aux portes de l’art des années 1930.
La Peinture américaine des années 1930 – The Age of Anxiety
12 octobre 2016-30 janvier 2017, tlj sf mardi, 9h-18h
Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, Place de la Concorde, Paris
www.musee-orangerie.fr, tél. 01 44 77 80 07
Illustration : Grant Wood (1891-1942), American Gothic, 1930 © The Art Institute of Chicago