8 Février 2017
Quand un concert mêle Mozart, Chopin, Brahms et Busoni, ce programme pot-pourri peut sembler étrange. Le choix d’Hardy Rittner, pianiste d’origine autrichienne, révèle cependant une cohérence qui passe par l’amour des formes.
Imaginez un grand gaillard, plus bûcheron ou géant débonnaire qu’artiste souffreteux portant sa sensibilité en guise de défroque pour interpréter un programme où domine la musique romantique… C’est le bonhomme, arborant fièrement un nœud papillon rouge vif, comme pour affirmer haut et fort une forme de décalage par rapport à l’institution « concert classique ». Il a choisi une programmation musicale très particulière, basée essentiellement sur une variété de formes musicales – prélude, impromptu, étude, variations, toccata – comme si l’exploration en constituait l’armature, le squelette, le fil conducteur. Derrière se profile l’ombre de Jean-Sébastien Bach, flottant au-dessus des Préludes de Chopin, dans l’œuvre contrapuntique de Brahms ou la Toccata de Busoni, mais aussi plus généralement dans cette accumulation d’exercices de style qui laissent libre cours à la virtuosité pianistique. De cette diversité mêlant un peu de Mozart (on aurait pu s’en passer), Chopin (beaucoup), Brahms (un peu) et Busoni (une découverte) naquit une belle soirée.
Un Chopin éblouissant
Je passerai brièvement sur Mozart – très enlevé, avec cette jouissance de la musique qui transpire à chaque note – et sur Brahms, une œuvre de jeunesse sans grand relief achevée en 1857 (Brahms a alors 24 ans), dont seules les deux dernières variations, qui passent du ré majeur au mode mineur, annoncent cette ampleur qui caractérisera le musicien. La suite de morceaux de Chopin – Préludes op. 28 (n°13-15), Impromptu op. 66 (Fantaisie-Impromptu), Etude op. 10, n° 9 et 12 (Révolutionnaire) – était en revanche fantastique. Des pièces magnifiques où Hardy Rittner exprimait toute la gamme des émotions, passant du message murmuré et ténu au tourment et à la violence les plus extrêmes. Un torrent qui vous emporte et dans lequel, fétu, on navigue au gré des humeurs du musicien, oublieux du temps, dans un ailleurs où ne compte plus que la musique, qui vous fait venir les larmes aux yeux. On aurait aimé que ça ne s’arrête plus pour continuer de voyager encore plus loin, dans le rêve intérieur que chacun poursuivait et qui fut salué à la fin par un silence pensif avant que ne se déclenchent les applaudissements.
Busoni : une redécouverte
Et puis, il y eut la Toccata de Ferrucio Busoni. Busoni fait partie de ces oubliés de l’histoire de la musique qui, pourtant, fut un novateur tout à fait remarquable. Son Projet d’une nouvelle esthétique musicale (1907) offre une approche complètement non conformiste de la musique. Il fait partie des compositeurs de cette époque qui ne doivent rien à Debussy ni à Wagner mais labourent un sillon personnel avec un éclectisme qui le fait s’intéresser à la musique du passé, en particulier Bach, à tout aussi bien que composer sans tonalité définie – comme le fit Liszt à la fin de sa vie. Il n’est d’ailleurs pas indifférent qu’il ait eu pour élèves des personnalités aussi différentes que Claudio Arrau, Kurt Weill ou Edgar Varèse.
Une Toccata de toute beauté
Pianiste virtuose, Busoni offre avec cette Toccata (1920), un morceau non seulement éblouissant par sa technique, mais aussi profondément émouvant. Au moment où il compose sa Toccata, « émergeant de l’angoisse et de l’instabilité des émotions », Busoni retrouve Berlin, qu’il avait quittée durant la Première Guerre mondiale. Dans le Prélude, une mélodie obstinée et dramatique court, traversée de courants souterrains qui grondent à l’arrière-plan. La Fantaisie qui le suit est une suite de petits épisodes délicats se répondant les uns aux autres. La Chaconne finale offre une allure plus martelée, un même thème étant repris crescendo au fil du mouvement et de plus en plus rapidement, avec un sentiment d’urgence qui vous transporte. La tonalité est inclassable, l’œuvre une synthèse étonnante d’un certain classicisme et de sonorités novatrices dans lesquelles on s’installe comme dans une évidence.
Dans son ensemble, le concert constitua un fort beau moment, partagé par une salle comble.
SF
Hardy Rittner
W. A. Mozart, Sonate KV 279
Frédéric Chopin, Prélude op. 28 n° 13-15 (la Goutte d’eau) ; Impromptu op. 66 (Fantaisie-Impromptu) ; Etude op. 10 n° et 12 (Révolutionnaire)
Johannes Brahms, Variations op. 21
Ferruccio Busoni, Toccata
7 février 2017
Goethe Institut, 17, avenue d’Iéna – 75016 Paris
Tél. 01 44 43 92 30