22 Février 2017
Une œuvre magnifique et profondément émouvante, aussi forte par son contenu qu’impressionnante par son style.
Simple est en apparence cette évocation de la vie d’un enfant surdoué, de son enfance barcelonaise à sa déchéance mentale finale (Alzheimer), qui traverse les décennies de 1940 aux années 2000. Pour lui ses parents ont formé de grands projets. Sa mère voudrait faire de lui un grand violoniste, son père fonde de grandes espérances sur ses capacités. Mais d’amour, point, et l’enfant grandit au fil du livre, accumulant en grand nombre les langues de la terre, présentes et passées, et refusant, bien que talentueux, de faire du violon sa carrière. Dans cet environnement qu’il perçoit comme hostile mais dont il subira l’influence malgré ses réserves, il évolue de l’enfance à l’âge adulte et à la mort, et son milieu pèse de tout son poids.
Un roman des spoliations
Son père, antiquaire possédé par la manie de collectionner, n’a reculé devant rien pour sacrifier à sa passion, y compris en spoliant des œuvres confisquées aux juifs ou en les acquérant à bas prix pour répondre à leurs besoins pressants de liquidités. Parmi ses « trouvailles », un violon fabuleux, fabriqué à Crémone au XVIIIe siècle, qu’il enferme soigneusement dans un coffre-fort et dont Adrià (notre personnage) n’a pas le droit de jouer. C’est autour de l’enjeu que représente ce violon que se bâtit l’intrigue. Convoité par la famille cachée du père – il a eu un enfant d’une autre femme que la mère d'Adrià en Italie –, par l’ami d’Adrià, par Adrià lui-même, symbole des souffrances infligées aux juifs pour Sara, la jeune fille juive dont Adrià est éperdument amoureux, qui voudrait que le violon leur soit rendu à ses propriétaires d’origine, il est au cœur de cette intrigue qui lie passion de la musique, amour fou, événements historiques éclatés dans le temps et exactions commises durant la Deuxième Guerre mondiale. Le destin de l’instrument en fait le révélateur des jeux de dupes qui gouvernent le roman : lorsqu’après bien des atermoiements, Adrià le rend à son prétendu propriétaire, celui-ci s’avère être un acteur jouant le rôle du juif spolié. Spolié à son tour, Adrià l’est, non seulement de son violon, mais de son œuvre ultime, le récit qu’il fait de sa vie et que recueille son ami, un violoniste honnête mais sans génie, qui s’essaiera sans succès à la littérature avant de lui voler et de publier sous son propre nom les feuillets qui forment la matière du roman. Une intrigue bien sombre, qui croise en chemin les suicides de Primo Levi et de Paul Celan, les camps de la mort et la culpabilité des survivants face à l’horreur nue de l’extermination.
Une histoire – des histoires
Cette trame, tragique, pourrait suivre son cours, linéairement, et constituer un récit en soi, n’étaient les histoires annexes qui s’y viennent greffer : le destin historique du violon au XVIIIe siècle, objet d’une escroquerie qui se retourne contre son escroc ; l’aventure tragique d’un religieux du XIVe siècle qui s’oppose à la folie meurtrière d’un Inquisiteur ; l’histoire d’une femme arabe lapidée pour avoir été déshonorée par un viol subi ; les sombres années du franquisme et leur lot de coercitions et de chantages ; le nazisme, la spoliation des œuvres d’art, les camps de concentration et la traque des nazis devenus gibier. Ces contrepoints surgissent sans crier gare, au détour d’une phrase, au milieu d’un paragraphe. Ils se substituent les uns aux autres, comme mus par un même mouvement qui les confond dans la même intrigue. Les personnages se font multiformes, changent de nom au gré du récit, et le passage d’une période à l’autre s’opère dans un mélange indissociable entre passé et présent où les bourreaux d’hier se substituent à ceux d’aujourd’hui, ou l’inverse, où les victimes s’équivalent dans ce grand ballet des perdants.
Un style baroque et puissant
Dans cette écriture sinueuse et lyrique, point de discours « rationnel », construit dans un bel ordonnancement classique ; plutôt le foisonnement baroque d’une parole incroyablement puissante qui nous emmène et nous entraîne à sa suite dans cette longue confession qui est aussi une complainte. Si Dieu existe, pourquoi nous a-t-il abandonné ? Pourquoi avoir permis cette barbarie sans nom ? Pourquoi les hommes font-ils le mal ? Pourquoi et comment portons-nous la faute de nos parents ? On se laisse emporter par le flot chahuté, chaotique, de cette parole qui se déverse tel un fleuve furieux, exigeant, qui nous oblige à faire retour sur nous-mêmes, sur notre mémoire, sur notre responsabilité. Et on reste pantelant et secoué quand se tourne la dernière page…
Confiteor de Jaume Cabré
© Actes Sud, 2013