22 Janvier 2017
Le Centre Georges-Pompidou présente une rétrospective d’une ampleur inédite consacrée à Cy Twombly, avec des œuvres s’étendant du début des années 1950 à ses dernières peintures en 2011. L’exposition, qui rassemble des œuvres issues de collections publiques et privées du monde entier, montre l’oeuve dans sa complexité et sa dimension savante et sensuelle.
Cy Twombly (1928-2011) est, de tous les artistes américains contemporains, l’un de ceux qui passa la quasi-totalité de sa vie en Europe, et plus particulièrement en Italie. Il ne se rattache pas moins aux courants de l’art américain et principalement à l’expressionnisme abstrait dont Pollock offre une synthèse éclatante. Son œuvre offre également, dans les années 1970, une réponse à l’art minimal et conceptuel. Contemporain de Jasper Johns – célèbre pour ses créations à partir du drapeau américain –, il fut un petit camarade de Robert Rauschenberg, avec lequel il voyagea dans le Maghreb, son condisciple au Black Mountain College, lieu expérimental s’il en fut. De ses premiers travaux marqués par le graphe jusqu’aux fleurs gigantesques de la fin qui rappellent celles de Warhol, l’exposition souligne l’importance des cycles et des séries qui jalonnent le parcours du peintre.
Un parcours déstabilisant et mystérieux
Ses graphes énigmatiques interpellent, déroutent même encore aujourd’hui, ce que n’ont pas manqué de remarquer de-ci, de-là, quelques spectateurs excédés de voir quelques morceaux d’écriture tremblés posés sur un tableau de plusieurs mètres blanc (ou gris ou quasi neutre) recouvert d’un fonds peint à peine discernable – « Un enfant saurait faire ça !... ça n’a pas de sens, ce gribouillis ! Ce n’est même pas du graffiti, où est l’art ? » et ainsi de suite.
Étrange expérience, donc, qui invite à se poser des questions tant l’accès à cette peinture semble difficile. En effet, comment rentrer dans cette œuvre qui n’a de cesse d’effacer son propre parcours, qui floute, recouvre, atténue, estompe tout en conservant la trace de l’opération mémorielle, comme si le sujet, c’était la dialectique de la mémoire et de l’oubli, du plein et du vide, du relief et du lisse, du noir et du blanc, de ces absences de couleur à la couleur. Difficile pour le spectateur car il lui faut rentrer dans le cheminement de la pensée de l’artiste, accepter que le sujet du tableau ne soit plus premier, que la vision de l’artiste le transforme jusqu’à ce qu’il ne se ressemble plus, que les points de repère événementiels disparaissent au profit d’une géographie mystérieuse dont il n’a pas la clé, occultée par cette multitude de fragments minuscules perdus dans une toile immense. Aventure singulière en vérité où la contemplation des détails, comme autant d’îlots dans un océan sans fin, vous permet d’accéder à l’« ailleurs » du peintre, au grand « tout » de l’œuvre.
Tracés mythologiques, ou mystiques ?
Bien sûr, l’œuvre évolue au fil du temps, agrège même la tridimensionalité de la sculpture pour une brève période, mais on retrouve au fil du temps le même vocabulaire, minimal : une parole maigre, des mots tremblés qui se perdent et se défont ; le mouvement du crayon qui gribouille, mais à une échelle géante, l’omniprésence de la coulure, non pas à la manière d’un Pollock pratiquant le dripping au sol mais verticalement, comme s’il fallait que la trace déborde son sujet, occupe l’espace de manière autonome ; et la présence entêtante d’un fond qui ne cesse de superposer des histoires, l’une chassant l’autre ou la révélant.
Il y a quelque chose de monacal dans cette démarche, à la manière d’un moine zen qui prendrait le temps d’une réflexion infinie avant de faire un tracé d’une traite, sans remords, sans repentir. Les gribouillages, les estompages, les surimpressions ne sont pas le fait du hasard mais le résultat d’une intense pensée en actes. Et le fait que Twombly puise dans la mythologie, qu’il s’agisse d’Achille, Patrocle et Hector ou de la variation autour de Râ et de la barque solaire, n’est que le corollaire de cette volonté de nous dire que l’histoire n’est histoire que lorsqu’elle se transcende.
La série consacrée à l’empereur romain Commode est à cet égard révélatrice. Ce tyran cruel et sanguinaire du IIe siècle (161-192) dont la fin marque le début du déclin de l’empire romain, s’isola progressivement politiquement après avoir été victime de plusieurs tentatives d’assassinat dont la dernière fut couronnée de succès. Le cycle de neuf tableaux, qui évoque les principaux épisodes de la vie de l’empereur, ressemble à une proposition de réflexion plus qu’à une évocation. De l’empereur du début, maintenu dans les cadres tracés à grande échelle d’un carroyage de cahier d’écolier, jusqu’aux coulures sanglantes s’échappant de son cerveau malade, nous sommes bien dans une forme de figuration, lointaine mais néanmoins présente. À chaque étape du parcours s’ajoute cette explosion rouge qui dynamite un peu plus les deux lobes de ce cerveau perturbé.
De la même manière, le cycle consacré au Couronnement de Sésostris, roi légendaire d’Égypte, met en scène le lien des pharaons au soleil, de la naissance du jour caractérisée par un globe solaire éclatant de lumière et de couleurs jusqu’à sa disparition, instaurant le règne du noir et blanc, en passant par le parcours de la barque solaire alimentant le jour. Plus difficiles pour nous à comprendre aujourd’hui sont ses références, semées par endroits, à un écrivain ou à un poète.
Le parcours inverse de la couleur
Quant à l’utilisation de la couleur, elle évolue tout au long de l’œuvre. Quasi monochromes dans les premiers temps, inspirés par le contraste violent de l’ombre et de la lumière, d’un blanc éclatant à peine teinté de beige ou de jaune, les tableaux laissent la place à des teintes vives, réparties parcimonieusement, ce qui ne leur donne que plus de force. Dans la figuration de l’Été, par exemple, quelques traînées jaunes sur un fond éclatant de blancheur disent la chaleur écrasante qui pèse sur nous. Une autre des caractéristiques de cette peinture en effet est qu’elle n’est pas en élévation mais en descente. Descente en soi, voyage au cœur des choses. Sans point de repère, sans commencement ni fin, à la poursuite de mots effacés, d’une ligne qui se perd, d’une rêverie qui prend forme. Lâcher le mot « hermétisme » à son propos n’est pas totalement incongru. « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur » (Novalis). Et lorsqu’à la fin de la vie de Twombly, la couleur éclate en verts acides, rouge vif, orangés et jaunes violents, en spirales fiévreuses et en grandes fleurs qui font remonter les fleurs de Warhol à la mémoire, elle est comme l’aboutissement d’une quête qui mène de l’ignorance au savoir, qui nous sort des ténèbres pour nous amener à la vie. Faut-il approcher de la mort pour percevoir cela ?
Cy Twombly
30 novembre 2016 -24 avril 2017
Centre Georges Pompidou – Place Georges Pompidou – 75004 Paris
Ouvert tous les jours sauf le mardi 11h-22h