22 Janvier 2017
En résidence en France, le Quartetto Guadagnini propose deux magnifiques concerts, sans complexe quant aux choix musicaux parfois difficiles – Bartók, Dvořák, des compositeurs italiens contemporains – interprétés avec fougue et finesse. Un jeune pianiste talentueux, Axel Trolese, élève du Conservatoire supérieur de musique de Paris, leur prête les mains dans le second pour le Quintette pour piano op. 34 de Brahms.
Un programme ambitieux Un quatuor à cordes avec un programme plutôt audacieux : le Quatuor à cordes n° 4 de Béla Bartók, puis une œuvre complètement contemporaine italienne (de Silvia Colasanti) et le Quatuor dit « américain » d’Antonín Dvorák. Et pour le rappel, cerise sur le gâteau, Bach… Quatre jeunes Italiens, le quatuor Guadagnini, et beaucoup d’audace : au lieu de choisir une gradation du plus simple d’accès au plus difficile, comme il est souvent d’usage pour familiariser le public avec la musique contemporaine, ils sont partis du plus ardu pour aller vers le plus accessible. Gonflé, donc. Et pas si facile pour le public quand on n’a pas les points de repères familiers de la musique « classique » pour accéder à ces compositions, les comprendre et en apprécier toutes les subtilités.
Un Bartók sidérant de modernité
Ce fut un choc pour moi de découvrir la musique de Bartók. Je connaissais ce musicien pour son intérêt pour le folklore hongrois ou roumain, et plus généralement pour l’ethnomusicologie mais je ne mesurais pas à quel point sa musique se développait de manière à la fois proche et lointaine de cette revendication première pour se faire savante, complexe, extrêmement moderne et très déroutante. Or c’est bien ce qu’offre ce quatuor, composé en 1928, tout en dissonances, en tensions expressives, en ruptures de tons, en exploration systématique des possibilités des instruments à cordes.
Je peine à trouver le bon langage pour parler de cette musique qui vous saisit et vous fait tourbillonner, fétu de paille livré à la violence des éléments. On ne comprend pas ce qui se passe mais on est pris, entraîné malgré soi vers ces rivages à la fois dépouillés et riches, complexes et bruts. Des instruments, Bartók tire des cascades de glissandi simultanés très surprenants, a le culot de consacrer un mouvement entier à des pizzicati, poussés parfois jusqu’au point où la corde heurte la touche en ébène de manière à produire un claquement. Il explore tous les timbres et toutes les sonorités qu’offrent les instruments, utilisant le chevalet pour jouer, frottant les cordes avec le bois de l’archet. Il nous ballotte à sa guise, martèle la musique, nous la met en pleine face et c’est sidérant.
Rien n’est laissé au hasard. La construction, extrêmement rigoureuse, en cinq parties, s’organise en symétrie par rapport au mouvement central, le 5e mouvement répondant, en matière de thème, au 1er. Le mouvement central semble comme imprégné d’ombre, de souffles dramatiques imprimés par le violoncelle, que relaient les chants d’oiseaux des violons. Pendant le premier mouvement, cela grince, fuit, s’échappe. Les sons s’évadent en crescendo vers les aigus, en violents coups d’archet. Celui qui suit, tout en glissandi, déborde d’énergie contenue qui s’exprime en sourdine traversée d’éclats. Quant aux pizzicati du 4e, ils explorent toutes les possibilités du genre, les cordes sont grattées, caressées, frappées. C’est dans le dernier mouvement que le lien de Bartók avec le folklore hongrois apparaît de manière manifeste, avec ses rythmes rapides, enlevés, mais il apparaît ici comme une lointaine référence tant la tension expressive et la modernité du propos interpellent.
Art contemporain italien
Ensuite, curieusement, j’ai eu l’impression de revenir en terrain plus connu bien que les Trois nuits de Silvia Colosanti soient complètement de notre temps. Alternant parcimonie sonore et densité à la limite de la saturation, crescendo et diminuendo, accélération et lenteur, sa musique manie les contraires avec beaucoup de lyrisme. Il est intéressant pour moi de constater, tant avec Silvia Colosanti qu’avec Domenico Turi, que la musique contemporaine italienne est très différente de la française qui est plus dure, plus cassante.
Le Slave en Amérique
Quant à Dvořák, c’est un Dvořák de l’euphorie des années américaines. Nommé directeur du Conservatoire de musique de New York, il fuit l’agitation de la grande pomme pour passer quelque temps à la campagne en Iowa en 1893, dans la colonie tchèque exilée. C’est là qu’il compose en un temps record, l’espace d’un été, cette œuvre allègre. On a voulu voir dans cette pièce des références au blues, en particulier dans le mouvement lent du morceau, qui pourrait s’apparenter à la plainte sans fin des esclaves portant leur fardeau. On sait que Dvořák portait un véritable intérêt aux musiques populaires et ethniques de tous ordres, noire en particulier. Mais cette pièce est surtout un magnifique hommage à son Europe lointaine. Une grande douceur émane de cette musique aux accents slaves, un apaisement plein de grâce. Même si la nostalgie reste présente au détour d’une trille d’oiseau, elle est mélodieuse, pleine d’harmonie, de joie de vivre et de volonté de profiter de la douceur du temps présent.
Dans les contrées riantes du bel canto
On connaît surtout le prolifique Donizetti pour ses opéras. Il a cependant composé 18 quatuors. Entre 1806 et 1815, Donizetti eut la chance de recevoir les cours dispensés à Bergame par Johann Simon (dit Giovanni Simone) Mayr, un compositeur d’origine allemande qu’on considère comme le chaînon reliant la tradition de l’opéra italien au bel canto romantique de Rossini. Mayr. Mayr fonda en 1805 les « Leçons charitables de musique » (Lezioni caritatevoli di musica) qui permettaient de former douze jeunes gens issus de familles pauvres. Elles permirent de découvrir le talent du jeune Donizetti, qui conserva par la suite à l’égard de son maître une grande fidélité. Mayr fit notamment connaître à Bergame la musique des musiciens allemands comme Haydn, Mozart et Beethoven. De cette proximité et de l’enseignement de Mayr, Donizetti tira une synthèse de la musique de chambre allemande avec la culture italienne. Son 17e et avant-dernier Quatuor à Cordes, composé en 1825, en est une brillante illustration. Ce quatuor, très bel-cantiste, a un ton joyeux et enlevé.
Un Brahms de la maturité, entre silences et lyrisme
Quant au Quintette pour piano de Brahms, il fait partie des œuvres de ce compositeur qui me touchent. Initialement conçu pour deux violons, un alto et deux violoncelles, puis dans une version de sonate pour deux pianos, il prend sa forme définitive en 1864, au moment où Brahms accède à la maturité. C’est une œuvre puissante, lyrique, très belle mélodiquement, dans laquelle la passion est partout présente. Elle m’a semblée extrêmement moderne dans la gestion de la musique et du silence. Le flot musical qui se déverse semble parfois suspendu dans l’air comme pour faire une pause, donner le vide à entendre, avant de reprendre son cours tumultueux. La fougue qu’y ont mise ces jeunes musiciens et leur exécution sans faille nous ont offert un moment rare.
Quartetto Guadagnini et Axel Trolese
Fabrizio Zoffoli (violon), Giacomo Coletti (violon), Matteo Roccho (alto), Alessandra Cefaliello (violoncelle) et Axel Trolese (piano)
Le 6 décembre 2016
Quartetto Guadagnini
Béla Bartók (1881-1945), Quatuor à cordes n° 4 en ut majeur
Silvia Colosanti (1975-), Tre notti
Antonin Dvořák (1841-1904), Quatuor à cordes n° 12 en fa majeur op. 96 dit « américain »
Le 14 décembre 2016
Quartetto Guadagnini et Axel Trolese
Domenico Turi (1986-), mouvement de Quatuor
Gaetano Donizetti (1797-1848), Quatuor n° 17, op. 100
Johannes Brahms (1833-1897), Quintette de piano op. 34
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