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Max Gericke – Entre poésie et perte d’identité

Max Gericke – Entre poésie et perte d’identité

Le théâtre nous réserve rarement des divines surprises. Max Gericke, mis en scène par Jean-Louis Heckel, est de celles-là. Le très beau travail d’actrice d’Hélène Viaux, tout en poésie et en nuances, fait de cette histoire d’une femme contrainte de se travestir en homme pour trouver du travail un moment rare dans un écrin scénique des plus intéressants.

Pour tout décor, un espace encombré de mannequins désarticulés, démantibulés, débris de cire, témoins mutiques de ce qui eut figure humaine mais n’est plus aujourd’hui que restes d’une humanité en perdition.

Et c’est bien de cela qu’il s’agit. D’un personnage qui a perdu ses repères dans une société qui le broie pour n’en plus laisser que, selon ses besoins, un bras, une tête, un torse autour duquel s’enrouler, un corps éteint contre lequel se lover. L’ombre d’une figure humaine en morceaux.

Du fait divers à une interrogation sur l’identité

Ella Gericke est une jeune femme dans les années 1930. Amoureuse, elle a épousé un grutier atteint d’un cancer qui décède bientôt, la laissant sans ressource. Elle n’a plus dès lors comme alternative pour survivre que de se travestir pour reprendre sous des oripeaux masculins le travail de son époux, Max. Une fois la défroque enfilée, il lui devient impossible, au fil du temps, de s’en défaire. Elle lui colle à la peau comme la dépouille du lion de Némée sur le dos d’Hercule, poison lent s’insinuant sous la peau pour lui ronger l’identité, lui nier, d’une certaine manière, tout droit à l’existence.

Ni homme ni femme, elle est contrainte d’avancer masquée sans espoir de retour. Qui est-elle donc devenue, et est-elle donc devenue quelque chose dans ce monde où le regard des autres la façonne, où il lui faut porter une patte de lapin en guise de sexe pour éviter d’être découverte, où il lui faut boire à en perdre la raison, se comporter en mâle jusqu’à disparaître en tant que femme, pour acquérir le simple droit de travailler alors même qu’elle s’avère plus rentable qu’un homme ? Seul personnage de chair et d’os dans cette galerie de spectres, hormis une accordéoniste qui, tel un chœur antique, souligne et commente l’action par la musique, Ella-Max Gericke est prise dans la toile de ces figues de cire qu’elle finira par rejoindre.

Une émotion faite femme

Hélène Viaux est merveilleuse de fragilité naïve doublée d’une énergie sans faille mise à devenir ce que les autres attendent d’elle. Ella ne juge pas, elle fait front et avance. Elle promène tout au long de son chemin de croix la fraîcheur du regard bleu intense qu’elle porte sur le monde, une poésie qui résiste, envers et contre tout, à toutes les réductions, à tous les équarrissages. Qaunt à la comédienne, elle donne à entendre la force du texte, l’air de ne pas y toucher, découpant mots et phrases pour leur ôter leur poids de quotidien, leur rendre leur force offensive, signifiante, expressive, leur sens, banalisé chaque jour par le cours des choses.

On écoute ce long monologue fait d’espoirs et de renoncements en s’étonnant que les phrases soient si pleines, les mots si goûteux, comme des fruits mûrs. Les mots retrouvent leur saveur, âcre souvent, leur violence aussi. Qu’il est doux d’entendre un texte, de percevoir la moindre inflexion de voix, d’éprouver le rythme d’une respiration, d’entendre la force du silence ! Cette femme-là a des allures de Yolande Moreau perdue au bout du gouffre, aux prises avec le dérisoire, le rien qui reste pour elle, envers et contre tout, quelque chose.

Histoire et mythologies personnelles

Inspiré d’un fait divers des années 1930, le texte est d’une poésie âpre qui ne peut laisser indifférent.

Il est peuplé de figures anecdotiques qui viennent hanter l’imaginaire : Blanche-Neige la pure, aux lèvres rouges comme le sang et à la chevelure noire d’ébène, ou ce lapin qui nous renvoie peut-être sur les traces d’Alice et de Lewis Carroll, un lapin toujours en retard qui court en permanence après sa destinée. Il accompagne cette immolation sacrificielle d’Ella sur l’autel des conventions dans un monde qui continue de tourner, sans relâche, emportant dans son flot les êtres et leur individualité.

Il ya a aussi ce vent de l’Histoire, celle qui s’écrit en marge, en creux derrière le personnage, le nazisme naissant puis triomphant, l’invasion soviétiques et le prélude à la société de consommation qui émerge à l’après-guerre. Ella-Max entre dans la SA, devient gardien dans un camp de concentration. Pour elle-lui « Ni pour Front rouge ni pour Heil Hitler, plutôt entre les deux, à vrai dire pour rien d’autre que mon travail et mes soucis. » Point ici de dénonciation virulente, militante, mais une barbarie devenue anodine qui en acquiert d’autant plus de force.

Expériences croisées

La silhouette de Brecht et celle du Berliner Ensemble planent sur le spectacle. Manfred Karge, l’auteur, comédien et dramaturge allemand, taille en effet, de 1961 à 1969, sa route avec Matthias Langhoff au Berliner avant de rejoindre Beno Besson à la Volksbühne puis le Burgtheater de Vienne. Il prend ensuite la direction de l’Institut de mise en scène de Berlin puis boucle la boucle en revenant, comme acteur, au Berliner en 2002. À l’ombre de Brecht se conjugue le passé de marionnettiste de Jean-Louis Heckel. Les figures de cire qui peuplent sa mise en scène ne se contentent pas d’encombrer le décor. Personnages à part entière, fragments d’humanité en miettes, elles sont à l’image de ce personnage qui peine à exister par lui-même et évolue en identités d’emprunt, ouvrier, soldat de la SA, valet de ferme avant de finir dans « l’élastomère plastique » puis de revenir à son point de départ. Ella-Max est tout sauf lui-elle-même mais, pur produit de cette société qui lui a volé jusqu’à son identité, il-elle en tire, malgré tout, un unique et tragique bénéfice : survivre.

 

Max Gericke ou Pareille au même de Manfred Karge

Traduction : Michel Bataillon © L’Arche éditeur

Mise en scène Jean-Louis Heckel

Avec Hélène Viaux, Clarisse Catarino (accordéon et création musicale).

Scénographie : Léa Bettenfeld

La Nef, manufacture d’utopies – 20, rue Rouget de l’Isle – 93500 Pantin

Du 11 au 14 janvier 2017 à 20h, le 13 à 11 et 20 h

Rés. 01 41 50 07 20 – www.la-nef.org

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