22 Janvier 2017
Le Théâtre de l’Atalante nous offre une fable grinçante d’un humour ravageur sur l’aventure d’un ingénieur sans histoire devenu un autre homme après une opération de chirurgie esthétique.
Monsieur Lette est un homme sans histoire. Il n’a qu’un seul défaut : il est très moche. Moche au point que pour présenter l’une des innovations techniques qu’il a mises au point, on lui préfère son assistant, belle gueule sans envergure. Pour échapper à sa gueule, Monsieur Lette se laisse donc tenter par la sirène de la chirurgie esthétique et change de visage. Devenu une véritable star et la coqueluche de ces dames, il succombe bientôt aux mirages tentateurs qui se présentent à lui. Mais voici que le chirurgien qui a modifié son aspect crée d’autres clones de son visage…
Une farce amère sur l’apparence
La pièce révèle sans concession la dictature qu’exerce l’apparence dans notre monde où l’image est devenue omniprésente et omnipotente. Flatteuse, elle vous ouvre toutes les portes mais si d’aventure vous avez une sale gueule, gare ! c’est presque un délit. Modifier son image pour se conformer aux codes sociaux en vigueur conduit à « normaliser » son apparence, à l’intégrer dans un modèle créé par d’autres où les individus deviennent interchangeables puisque façonnés non plus en fonction de ce qu’ils sont mais de ce qu’on attend d’eux. Devenu numéro parmi les nombres, que reste-t-il de l’homme ainsi broyé par le système ? C’est à cette réflexion qu’invite la pièce de Marius von Mayenburg, un jeune auteur münichois, qui travailla entre autres avec Tankred Dorst et fut dramaturge, traducteur et conseilles auprès de Thomas Ostermeier à la Schaubühne de Berlin. Pour lui, le fait que nous soyons devenus « interchangeables » est une donnée révoltante de notre société. « Faire du théâtre, c’est forcément s’opposer à cette volonté d’uniformiser le monde. »
Un humour dévastateur
Cette fable très « philosophique » prend la forme d’une farce cinglante et truculente qui met en accusation les diktats ambiants qui poussent l’homme à être toujours performant, lisse, parfait. Dans une série de séquences qui mettent en scène tout à tour Lette à son travail, confronté à son chef et à son adjoint, Lette face au chirurgien esthétique, qui ne voit en lui que la créature qui sert de support à sa création, Lette face à son épouse, qu’il délaissera, devenu beau, au profit d’une sexualité débridée et d’un désert affectif, la pièce nous conduit peu à peu vers le nécessaire délitement de toutes les valeurs, leur dilution dans l’apparence et la futilité, qui ne peuvent qu’aboutir à une catastrophe. Perdu dans les vertiges de la célébrité, Lette n’est plus rien lorsque celle-ci l’abandonne. La société le jette comme un kleenex usagé.
Des comédiens à la hauteur de l’enjeu et un dispositif scénique efficace
Guillaume Marquet, en Lette naïf se muant peu à peu en bête de scène avant de dégringoler de son piédestal est remarquable. Nathalie Jeantet, tour à tour épouse de Lette, vieille cougar richissime et assistante du chirurgien est épatante de vitalité dans sa relecture de ces femmes victimes consentantes de la dictature des images. Gilles Tschudi, dans les rôles du chef de service de Lette et du chirurgien, nous présente une face matoise, cynique, toute en hypocrisies très savoureuse. Quant à Raphaël Tschudi, tour à tour assistant de Lette et fils homosexuel sous la coupe de sa mère cougar, il campe un jeunot qui ne peut qu’être une victime désignée.
Dans le petit espace de la scène, des parois de verre opaque, montées sur un support circulaire, permettent de passer d’un univers à l’autre sans autre accessoire. Tournant, le plateau permet de glisser d’un lieu à l’autre, voire même de montrer la simultanéité de plusieurs scènes. Ouverts, les panneaux sont des portes. Translucides, ils suggèrent sans montrer, une scène de sexe, par exemple, ou laissent deviner l’opération chirurgicale dont la seule réalité est celle de ces visages comprimés derrière la vitre, grimaçants, tordus, déformés comme dans une peinture de Francis Bacon.
Efficace, la mise en scène de Nathalie Sandoz est intéressante dans sa mise à distance des personnages, dans la manière dont elle les épingle au tableau d’une société impitoyable qui les malaxe et les broie en leur faisant perdre leur identité. On rit beaucoup à ce spectacle, même si le rire est jaune.
Le Moche de Marius von Mayenburg
Mise en scène Nathalie Sandoz (Compagnie De Facto)
Avec Nathalie Jeannet, Guillaume Marquet, Gilles et Raphaël Tschudi.
Scénographie Neda Loncarevic
Théâtre L’Atalante – 10 place Charles Dullin – 75018 Paris
Du 4 au 29 janvier 2017
Lu, Mer, Ven à 20h30, Jeu et Sam 19h
Rés. 01 46 06 11 90 – www.theatre-latalante.com